"De l'enseignement des sciences à l'école primaire; l'influence du positivisme", Pierre Kahn, 1999, Hatier formation


Ceci n'est pas un résumé. Mon but est de faire connaître ce livre et de m'appuyer sur son contenu pour étayer mon argumentation. Je reprends donc des extraits (parfois assez conséquents) qui m'ont frappé et que je souhaite mettre à disposition de mes étudiants. Mes commentaires sont en bleu. Les parties en italiques sont rédigées avec mes mots ou sont des citations autres que le texte de l'auteur.
Le chapitre 6 présente un panorama étayé par les chapitres précédents.

Chapitre 1: Scientisme: état des lieux

...le fond de toute croyance scientiste. Le progrès scientifique n'est donc pas seulement un fait, il devient une valeur...

Ce scientisme (de l'Association Française pour l'Avancement des Sciences) articule étroitement trois thèmes:
- la valeur intellectuelle de la science théorique
- la valeur pratique de la science
- la science est grande ... par ses vertus morales. La science peut même alors passer.... pour avoir une valeur civique.

...elle constitue un fait culturel total. (ce concept est à mettre en rapport avec les réflexions sur l'écocitoyenneté et particulièrement sur la citoyenneté comme réalité culturelle). De même que je retrouve ici les éléments du discours théorique concernant l'opération la main à la pâte (voir "La main à la pâte, en long et en large" par Sophie Ernst), comme d'ailleurs l'auteur en parlera un peu plus loin.

Le scientisme n'est pas à proprement parler une philosophie. Il constitue plutôt une nébuleuse idéologique composite, où s'expriment des positions philosophiques diverses et même parfois peu compatibles.

Le positivisme comtien (d'Auguste Comte) est avant tout un scientisme, poussé jusqu'à en faire une religion (la religion de l'Humanité).

Marcelin Berthelot (1822-1907), homme de science et homme politique (républicain)... résume admirablement les thèmes essentiels du "positivo-scientisme" : la science représente une culture intellectuelle nouvelle appelée à remplacer la vieille culture religieuse... la science positive a une destination et une valeur politiques... enfin, la science... a également une valeur spirituelle.

«Le vrai, le beau et le bien : tel est en somme, le programme historique que Berthelot croit la science capable de réaliser. En cela, son scientisme n'est pas original ; il reprend plutôt sous une forme synthétique, voire syncrétique, les idées-forces de tout scientisme. Berthelot est beaucoup plus remarquable par sa représentativité que par sa singularité. Il témoigne, par le prestige social qui fut le sien, par le véritable mythe dont il a été, à la fin de sa vie, l'objet, par les funérailles nationales qui lui ont été accordées et l'accueil de ses cendres au Panthéon, que le scientisme était devenu, au début de la rite République, une véritable idéologie politique.
Voilà donc, sommairement résumé, le paysage de la France scientiste et positiviste du XIXe siècle. Ne croyons pas que cette France scientiste fut la seule. À elle, s'est notamment opposé un spiritualisme puissant, surtout de tradition catholique. Mais c'est le positivo-scientisme qui a choisi le champ de bataille. Quand le catholique (fraîchement converti) et conservateur Brunetière polémique avec Berthelot, à la fin du siècle, sur la place de la science dans la société et dans l'éducation, sur l'importance qu'on doit ou non lui accorder, c'est bien que c'est cette question qui, désormais, pose problème. Adversaires aussi bien que partisans du scientisme prennent au sérieux la prétention de la science à être, pour reprendre l'expression de Berthelot, un « nouveau principe directeur » des sociétés et des individus. Personne, y compris les opposants les plus farouches au scientisme, ne songe évidemment à contester que la science produise en son ordre des vérités. Ce qui fait débat est tout autre : la place que l'esprit de la science doit avoir dans la société et dans la culture. Et par conséquent, dans l'éducation de la jeunesse. »

Chapitre 2: L'idée d'éducation scientifique

...L'enseignement des sciences est une éducation par les sciences. Autrement dit, la science éduque parcequ'elle forme l'esprit, dans la totalité de ses dimensions intellectuelles, morales et même esthétiques. .... Le spiritualiste Brunetière souligne au contraire les "dangers d'une éducation purement scientifique": ..."Nous aurons beau nous inspirer de l'histoire naturelle ou de la physiologie, nous ne tirerons pas de la nature, ni par conséquent de la science, un atome de dévouement" (Ferdinand Brunetière, Éducation et instruction, Revue des Deux Mondes, 15 février 1895, p. 930).
....Une autre voix à l'époque, s'élève pour proclamer advenu l'âge où la science peut enfin éduquer l'esprit:... celle de Durkheim, dans les derniers chapitres de l'Évolution pédagogique en France: "...sans elle [la culture scientifique], on n'est plus aujourd'hui un esprit complet".

Chapitre 3: La science au lycée : la longue marche du positivisme

De la prééminence des Lettres classiques à la réforme de 1902 ou "les humanités scientifiques".

... Le positivisme qui triomphe dans la réforme de 1902 est, si l'on peut dire un positivisme "durkheimien", un positivisme spéculatif amputé, en quelque sorte, de la dimension matérielle ou pratique (l'industrialisme) de la tradition du positivo-scientisme français.
... «Si l'enseignement scientifique est lui aussi un enseignement humaniste, c'est-à-dire formateur de l'esprit, il faut non seulement revaloriser sa place et son importance dans les études, mais aussi réformer sa pédagogie. Car c'est par sa méthode, la méthode expérimentale, davantage que par ses contenus, que la science est « éducatrice ». Louis Liard, là encore, le disait clairement : elle doit être une culture d'« observation », de « comparaison », de « classification », d'« expérience », d'« induction », de « déduction », d'« analogie ».
L'ordre épistémologique doit ainsi commander l'ordre pédagogique. « L'enseignement des sciences doit surtout faire appel aux facultés actives des esprits, à celles-là mêmes par lesquelles se fait la construction des sciences. »
La science s'acquiert de la même façon qu'elle fonctionne dans les laboratoires -. ou plutôt de la même façon dont on pensait depuis Comte et Claude Bernard qu'elle fonctionne - c'est-à-dire par l'observation et par l'expérimentation, puis par généralisation inductive à partir de ces observations et ces expériences pour dégager des lois que Louis Liard, de façon très positiviste, définit comme des relations constantes entre les phénomènes.

«.., au lycée, l'enseignement des sciences doit être une discipline éducatrice, et non un chargement de la mémoire. Des faits d'abord, exactement perçus, et ce sera une culture de la faculté d'observation ; puis des faits comparés, et ce sera une culture de la faculté de comparaison ; enfin, à la suite de ces comparaisons, des liaisons positives, constatées entre les faits, et ce sera une culture de la faculté de généralisation, une première conception de la loi, un premier éveil du sens scientifique [...].
Par le mode d'exposition, d'expérimentales que [les sciences de la nature] sont, on en faisait des sciences à allure déductive, on énonçait d'abord la loi, comme on énonce un théorème, puis on en donnait la démonstration, toujours comme s'il s'agissait d'un théorème. Le fait n'apparaissant qu'ensuite, quand il apparaissait, comme une illustration et non comme la source de la loi ; l'expérience, quand elle était présentée, toujours de loin, n'était qu'une aide à la mémoire, en associant une image à une formule, or, les sciences expérimentales procèdent juste à l'inverse [...].
Il fallait donc que l'enseignement des sciences physiques devînt expérimental et inductif, qu'il fit d'abord appel aux faits et qu'il habituât peu à peu l'élève à voir de lui-même comment des faits sortent les lois.
» (Louis Liard, conférence au musée pédagogique, art .cité, in Bruno Belhoste, Les sciences dans l'enseignement secondaire français, pp. 628-629, Textes officiels, INRP/Economica, Paris, 1995) »

Chapitre 4: Les sciences à l'école primaire de Guizot à Ferry

En somme, on assiste dans les années 1860 à une revalorisation de l'enseignement scientifique primaire qui renoue au fond avec la logique de la loi Guizot. En aucun cas, l'école primaire n'est devenue positiviste ou positivo-scientiste. Il ne faut pas comprendre ce regain d'intérêt dont l'enseignement scientifique est l'objet comme s'il était le témoin d'un nouveau projet culturel pour l'école, dont un des objectifs serait la construction chez l'enfant d'un esprit positif - en tout cas, pas au sens que la tradition positiviste donne à l'expression " esprit positif ». Il s'agit plutôt de conduire les enfants vers ce qu'on pourrait appeler un rationalisme du sens commun, susceptible de délivrer leurs esprits de superstitions grossières encore vivaces (surtout dans le monde rural), mais qui n'est nullement incompatible ni avec le spiritualisme qui accompagne constamment le discours de Marie Pape-Carpantier sur la leçon de choses, ni avec l'instruction religieuse prévue par une loi Falloux que nul ne songe, à l'époque et sur ce point, à changer.

Chapitre 5: La science, l'école et la République

L'enseignement scientifique primaire a donc, à "l'école républicaine" naissante comme une double existence.
- Une existence réelle, « diurne » si l'on peut dire : déterminée par les programmes et leurs orientations pédagogiques, codifiée par les manuels, elle se déroule, assez paisiblement, à distance respectable des espoirs et des rêves philosophiques de la République et rappelle, par son intitulé officiel (« éléments usuels des sciences physiques et naturelles ») la modestie de ses objectifs et sa fidélité à l'égard d'une orientation pratique de l'école primaire qui était déjà celle de la loi GUiZOT.
- Une existence rêvée, « nocturne », exprimée dans les grands discours « politiques » sur l'école, les engagements philosophiques, les proclamations militantes sur l'importance et la grandeur nouvelles des finalités de l'éducation scientifique.

Certes, la question de l'enseignement scientifique n'a pas été la seule, alors, à se dédoubler ainsi en une « philosophie du jour » et une « philosophie de la nuit ». C'était le lot de l'ensemble du discours que l'école a tenu alors sur elle-même (on pourrait ainsi faire des analyses semblables sur la laïcité). Peut-être est-ce même, par rapport à son passé, un trait significativement distinctif de l'école « ferryste » que d'avoir ainsi doublé la banale monotonie administrative des prescriptions ordinaires (programmes, emplois du temps, organisation pédagogique...) d'une dimension « utopique »; d'avoir vécu le travail réel, mais prosaïque, des réformes mises en chantier à travers le prisme de l'idéal républicain. Et peut-être aussi ne nous sommes-nous pas encore complètement départis aujourd'hui de cette référence à l'utopie scolaire, qui fait toujours croire, par exemple et pour nous en tenir à l'enseignement des sciences, qu'un tel enseignement peut aider à forger l'esprit critique, construire le citoyen et, en rendant l'élève épistémologue, l'instituer maître et possesseur de son propre savoir.
C'est en tout cas dans cet univers « nocturne », rêvé, plus que dans le « diurne », que s'est construite l'articulation de la science, de la République et de l'école du peuple.
Mais attention : cela ne signifie pas qu'il s'agit là d'un rideau de fumée qu'il faudrait simplement dissiper pour retrouver, tels qu'en eux-mêmes, l'école réelle et les significations " objectives » de l'introduction d'un enseignement scientifique primaire régulier. On ne doit pas plus que les individus, disait Marx, juger les sociétés sur l'idée qu'elles se font d'elles-mêmes ; il aurait sans aucun doute pu l'écrire aussi d'une institution particulière comme l'école. Pourtant, le rêve dit quelque chose de la situation du rêveur. Plus : la conscience idéalisée que l'école de Jules Ferry a eue d'elle-même influe sur ce qu'elle a réellement été et invite à la comprendre dans la complexité de ses significations. Les représentations, en somme, que l'école, à un moment donné, se fait de son projet culturel et éducatif font partie de ce projet et donc de l'univers réel de l'école.
De la sorte, voir comment, dans le " rêve ,, républicain, l'idéal scientiste a travaillé la question de l'enseignement scientifique, c'est bien contribuer à élucider le sens complexe d'une politique et/ou d'une idéologie scolaires.
Or, il me semble que ce travail s'est accompli dans deux directions.
. Un axe épistémologique
En quoi la leçon de choses scientifique s'est-elle voulue une « formation de l'esprit scientifique »?
. Un axe culturel
Quelles sont les vertus éducatives générales dont les sciences sont investies en regard de la philosophie politique des républicains - vertus morales, civiques, laïques... ? Quelle place l'enseignement scientifique occupe-t-il, non, répétons-le, dans la réalité des programmes, mais dans le paradigme éducatif de l'école de Jules Ferry ? »

... le reste doit être lu dans le texte...

Chapitre 6: Les sciences à l'école aujourd'hui ou la mort incertaine du positivisme

Le positivisme à la lanterne ou la fin d'un mythe républicain

Ce chapitre pourrait avoir comme sous-titre : que reste-t-il de ces amours d'antan entre l'enseignement des sciences et la conception positivo-scientiste? Apparemment pas grand-chose. L'école républicaine est très loin aujourd'hui de ses philosophies - ou de ses mythologies - fondatrices. L'instruction du peuple ne vit plus depuis belle lurette sur l'espoir messianique de l'entrée de l'humanité dans l'âge mûr (l'âge d'or?) de la positivité; elle n'articule plus sa légitimité à la représentation scientiste d'un progrès de la civilisation que la diffusion des lumières de la Science auprès du peuple allait contribuer à réaliser. L'instituteur républicain est bel et bien mort et enterré. Qu'est-ce qui l'a donc tué ?
- D'abord, sans doute, le succès même de l'œuvre de scolarisation accomplie en cent ans. Le caractère pionnier de l'instruction obligatoire n'existe plus, parce que l'école s'est imposée à tous comme une condition nécessaire de la vie de l'enfance et que plus personne n'envisage pour sa progéniture de salut hors d'elle. N'existe donc plus, du même coup, la nécessité de trouver à l'entreprise les justifications idéologiques et symboliques qui ont accompagné l'école républicaine naissante ; et l'on sait que le positivo-scientisme fut l'une d'entre elles.
- Le sens même de l'évolution de l'école, en cent ans, est une deuxième cause de décès. Le phénomène majeur de cette évolution est l'unification du système scolaire : le primaire est devenu un premier degré, l'antichambre inévitable d'un second degré obligatoire jusqu'à 16 ans. Cela a modifié profondément la logique du savoir enseigné à l'école.
. Le secondaire. Transformé en «second degré», il devient un parcours que chaque famille espère voir faire à ses enfants (même si ses filières restent socialement très différenciées, et si les chances de l'accomplir sans encombre ne sont pas égales pour tous les milieux). Le collège et, plus encore, le lycée, sont, dans ces conditions, de plus en plus le lieu d'une concurrence scolaire acharnée au terme de laquelle se distribuent les qualifications. Les disciplines tendent alors à être instrumentalisées en vue de cette distribution qui devient la finalité principale de l'école. on en connaît les conséquences pour l'enseignement scientifique secondaire. Les mathématiques et la physique deviennent le signe de l'excellence scolaire ; les sections où elles s'enseignent en priorité témoignent de l'aptitude qu'ont les élèves à espérer avoir les meilleures places au banquet final. Et, dans cette instrumentalisation généralisée des savoirs scolaires, il n'est évidemment plus guère question d'« éducation » scientifique, et encore moins d'« humanités scientifiques » au sens « positiviste » de la réforme de 1902.
. Le primaire. L'allongement de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans et la continuation de l'école primaire au collège fait inévitablement disparaître la notion de «culture primaire» qui était au centre du projet républicain de l'école de Jules Ferry. Paul Bert disait de cette culture que l'enseignement des sciences devait y prendre une place d'autant plus essentielle (NOTE 1) que, on l'a vu, le secondaire devait rester finalement pour lui l'apanage des lettres. Mais, en devenant le lieu de passage de tous les élèves vers la 6e, la culture « positive » primaire (comme sa culture morale d'ailleurs) perd sa spécificité. Les disciplines de l'école primaire sont - signe de l'unification de ce qu'on appelle aujourd'hui le « système éducatif » - désignées, dès la maternelle, de la même manière que dans le secondaire. De même qu'on ne fait plus au primaire du dessin ou de la gymnastique, mais des arts plastiques et de l'éducation physique et sportive, on ne fait plus non plus des sciences naturelles, encore moins de l'histoire naturelle, mais de la biologie. L'unification de l'école a fait voler en éclats le paradigme pédagogique d'une progression du simple au complexe. En vue de leur scolarité future anticipée, on fait entrer d'emblée les élèves dans la complexité des savoirs qu'ils doivent maîtriser dès leur plus jeune âge pour pouvoir les monnayer le mieux possible ensuite, à l'adolescence.
Exit le modèle de la leçon de choses conçue comme leçon d'observation. Dès l'école primaire, on n'apprend plus des « choses », mais des concepts : non plus le système digestif, mais la digestion ; non plus les fonctions principales de la vie, mais la construction du concept de vivant. Quant aux classifications descriptives des trois règnes de la nature, qui faisaient le corps du cours de sciences du Cours élémentaire au Cours supérieur, elles perdent à la fois leur légitimité pédagogique et leur légitimité épistémologique.

- Le troisième coup mortel porté contre une représentation positivo-scientiste de l'enseignement des sciences à l'école primaire part du discrédit philosophique profond dans lequel le positivisme est tombé. Discrédit d'abord quant à l'idée qu'il se fait de la valeur culturelle de la science, instrument du progrès humain. Qui pourrait partager aujourd'hui l'enthousiasme d'un Berthelot sur les bienfaits tous azimuts de la science ; sur le bien-être matériel qu'elle procure inévitablement aux individus; sur l'amélioration des conditions de la vie sociale qu'elle provoque ; sur l'élévation spirituelle de l'humanité qu'elle apporte? Qui pourrait encore adhérer sans réserve au mythe scientiste du progrès?
Notre siècle a plutôt été celui de catastrophes humaines inouïes. La boucherie de 1914-1918, le génocide hitlérien, la bombe atomique, les guerres bactériologiques, le pillage industriel du tiers-monde : non seulement les progrès de la science n'ont pas été capables d'éviter ces malheurs, mais ils y ont évidemment contribué.
Soyons clairs : il ne s'agit pas de développer sur ces considérations un discours sur l'horreur de l'âge positif, qui ne serait que l'envers du positivo-scientisme du siècle dernier, un anti-scientisme tout aussi naïf que le scientisme fut, et plus contestable encore qu'il ne fut (mythologie pour mythologie, on peut préférer celles qui ouvrent sur l'espoir d'un progrès humain à celles qui se nourrissent du thème réactionnaire de la décadence de l'histoire). Mais il semble bien salutaire de soumettre la science à une interrogation critique qui permette une prise de conscience réelle de sa puissance et de ses impuissances, de sa valeur et de ses dangers, de ses mérites et de ses péchés. La révolution biologique moderne a fait faire à la médecine des progrès sans précédent, la technologie informatique facilite comme jamais la gestion de la vie quotidienne et plus personne, dans nos sociétés, ne songe à vivre normalement sans avoir le téléphone... Mais il est clair aussi que la science ne rend pas moins terribles ni moins efficaces, au contraire, les techniques de domination et d'asservissement; et, par rapport à la question des valeurs morales qui peuvent orienter son usage,social ou politique, elle dément un postulat constant du scientisme en apparaissant absolument neutre. La science dit le réel, mais non ce qu'il doit être ; ses jugements sont de fait, non de valeur. N'en déplaise aux mânes de Berthelot, il est illusoire d'attendre de la science en elle-même et de son enseignement une amélioration morale et spirituelle des hommes.

Mais le discrédit actuel du positivisme et du scientisme n'est pas seulement culturel ou idéologique. Il est aussi épistémologique. Le modèle inductiviste de la fabrication de la science est largement battu en brèche, et les attaques viennent de plusieurs fronts.
* L'activité scientifique ne commence pas par l'observation : elle commence par une problématisation du réel. C'est ce que nous apprend notamment Karl Popper dans sa logique de la découverte scientifique (parue en 1934, mais traduite en français seulement en 1972). «, La science naît de problèmes et se finit dans les problèmes », écrit Popper. Au schéma classique « observation -> généralisation -> lois -> vérification expérimentale » se substitue cet autre : « problème -> hypothèses -> contrôle des hypothèses par le truchement de leurs conséquences vérifiables ». La démarche scientifique n'est pas une démarche inductive, mais une activité de résolution de problèmes procédant selon ce que Popper appelle une « méthode déductive de contrôle ».
Les observations restent alors, bien sûr, un élément essentiel de l'activité scientifique, mais elles ne sont pas initiales : la phase d'observation porte sur ce qui se produit lors du contrôle des conséquences vérifiables des hypothèses. Autrement dit, les observations sont toujours induites par les hypothèses, et elles ne sont observables qu'au sein des théories qui donnent sens à ces hypothèses (par exemple, on ne peut « observer », la structure d'une molécule qu'en se situant à l'intérieur de la théorie atomique de la matière). Il n'existe pas d'observable pur qui pourrait être la base logique du savoir scientifique.
La vieille leçon de choses voit donc invalidée l'épistémologie de référence qui contribuait à la justifier. On devine alors les usages pédagogiques que permet la lecture de Popper : en classe, les observations ne sont légitimes que si l'élève sait à quelle explication elles peuvent être utiles, c'est-à-dire quelle hypothèse elles permettront de corroborer ou d'invalider et, par conséquent, à quel problème elles pourront apporter une solution. C'est ce que résume le pédagogue Gérard Fourez en écrivant que « observer, c'est structurer un modèle théorique ». Note 2
* La notion d'obstacle épistémologique, que nous devons à Gaston Bachelard, notamment dans sa célèbre Formation de l'esprit scientifique (1938), et dont la didactique contemporaine des sciences fera son miel.
L'esprit d'un enfant n'est pas une table rase. Il est structuré selon une physique, une biologie spontanées, qui expriment le rapport au réel des enfants. Ou, pour parler comme les pédagogues, les élèves ont des « représentations initiales ». Ces représentations sont toujours des explications implicites du monde; elles peuvent alors être des causes internes, psychologiques, d'incompréhension. Tel est, sommairement exposé, l'obstacle épistémologique selon Bachelard : il induit des interprétations erronées des problèmes posés, ou même empêche de les poser, en tout cas de les poser correctement. Ainsi, les enfants (et ils ne sont pas les seuls!) attribuent-ils assez communément aux caractères internes des objets leur capacité ou non à flotter, au lieu de l'expliquer par une propriété liée à la pression de l'eau. Une simple exposition du principe d'Archimède se superposerait à cette représentation, mais ne la modifierait pas. L'élève doublerait simplement sa représentation première d'un savoir scolaire qui ne serait en aucun cas pour lui un outil intellectuel augmentant sa compréhension des phénomènes.
Travailler sur les représentations des enfants, et surtout sur les représentations-obstacles ; s'efforcer de provoquer en eux de véritables ruptures épistémologiques qui les obligent à réaménager leur représentation du monde : tel est le nouveau modèle pédagogique qui rompt lui aussi avec l'approche positiviste d'un enseignement des sciences qui procède des « faits ,, aux « lois », par une généralisation progressive et sans rupture. De ce coup-là non plus, la leçon de choses ne se relèvera pas.
* La science n'est pas un reflet objectif du monde, mais une construction sociale. Tel est le sens qu'on peut donner aux travaux de l'américain Thomas Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques, 1983), ainsi qu'à « l'anarchisme épistémologique » de Paul Feyerabend ( Contre la méthode, 1975) et à une certaine sociologie des sciences, représentée en France par Bruno Latour (voir par exemple, de Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire, 1988, ou, de B. Latour seul, la Science en action, 1989).

Le positivisme fait du savoir scientifique un savoir exemplaire, car exemplairement objectif. Contrairement aux constructions « théologiques », et « métaphysiques » propres à l'imagination, la science, en se fondant sur des observations scrupuleuses, décrit le monde tel qu'il est. L'esprit positif, écrit Comte, s'oppose à l'esprit théologique comme le réel s'oppose au chimérique. Note 3

Ce que Thomas Kuhn entend montrer, au contraire, c'est que les théories scientifiques reposent sur des « paradigmes » ou « modèles idéaux de l'ordre naturel » (Note 4). Ceux-ci sont le résultat d'un consensus, à un moment donné, de la communauté scientifique. Ils reposent non seulement sur des succès expérimentaux, mais aussi sur des conventions admises par la communauté savante, sur un certain nombre de postulats partagés sur l'intérêt des programmes de recherche, les procédures de contrôle, la nature du réel, etc., conventions et postulats que l'institution scientifique reproduit dans ses programmes universitaire en formant les générations futures de chercheurs.

L'image scientiste du savant militant intègre de l'objectivité n'est ici plus de mise. Kuhn soutient au contraire que la science est conservatrice : elle n'abandonne un paradigme qu'après avoir épuisé toutes les tentatives de le sauver. Le dur travailleur de la preuve, représentation idéalisée du scientifique au XIXe siècle, cède alors la place à la figure du chercheur carriériste, visant à entrer dans les équipes de recherche socialement ou économiquement,« porteuses », ou à attirer sur son laboratoire le prestige social des résultats acquis (NOTE 5) (témoin : la concurrence entre Français et Américains sur la priorité des découvertes relatives au traitement du Sida).

De telles analyses épistémologiques conduisent :
D'une part, à une relativisation de la connaissance scientifique. La science n'est au fond qu'un langage comme un autre, simplement, peut-être, un peu plus performant. On ne peut plus, comme le faisait le positivo-scientisme, hiérarchiser les représentations du monde selon leur degré d'objectivité. La science n'est pas, notamment, cognitivement « supérieure » au mythe ou à la religion. NOTE 6
D'autre part, à une remise en cause radicale des vertus de l'éducation scientifique : la science ne peut plus passer pour une école de probité intellectuelle, ni son enseignement pour un instrument de formation morale.

Résumons tout cela. La « science éducatrice » chère à Berthelot et inscrite par la rite République au centre de son idéal scolaire est morte de plusieurs morts.
-Inscription de l'école dans la quotidienneté de sa difficile gestion, et, par suite, désacralisation des enjeux culturels et philosophiques fondateurs.
- Unification du primaire et du secondaire dans un seul « système éducatif » qui a tendance à instrumentaliser les savoirs et fait passer au second plan leur dimension éducative générale.
- Condamnation de l'optimisme historique du positivo-scientisme devant le tribunal impitoyable d'un xxe siècle désenchanteur.
- Discrédit épistémologique de ce même positivo-scientisme. La leçon de choses scientifique trouvait dans la conception inductiviste de la science une justification épistémologique forte ; elle n'a pas résisté aux coups conjugués et pourtant divers de Popper, de Bachelard, de Kuhn ou de la sociologie des sciences, comme l'idée positiviste de la valeur de la science a cédé face au scepticisme épistémologique contemporain.

Et pourtant...

Le fantôme du positivisme

Il peut sembler difficile de voir renaître le positivisme après avoir été le témoin de son exécution contemporaine, mais son cadavre, je le crois, bouge encore. Ou plus exactement, son ombre n'en finit pas de planer sur les espoirs investis aujourd'hui dans l'éducation scientifique.

Il me faut ici, bien entendu, justifier ces affirmations apparemment péremptoires.

On peut relever un certain nombre de présupposés fondamentaux qui président à l'approche positivo-scientiste du problème de l'enseignement des sciences.

- La science est éducatrice sur le plan intellectuel, parce qu'elle est le modèle de ce dont la connaissance humaine est capable ; ou, pour reprendre une formule déjà employée : elle est un savoir exemplaire car exemplairement objectif. Ce qui, pour la tradition positivo-scientiste, tient à ce qu'elle tire ses conclusions de faits observables.

- L'éducation scientifique abordée d'un point de vue positivoscientiste a toujours tendance à faire correspondre la démarche pédagogique d'enseignement des sciences à l'ordre épistémologique du savoir savant. On a vu que tel était, pour le primaire, l'intention idéale d'une leçon de choses conçue comme leçon d'observation, comme, pour le secondaire, le sens espéré de la réforme de 1902.

- Les sciences occupent symboliquement le centre du dispositif d'instruction publique. Non quant à leur place effective dans la réalité de la vie de la classe, ou même dans les programmes (ceux de 1882 n'inscrivent les sciences que dans leur dixième section), mais quant au statut exemplaire qu'il leur est reconnu. La leçon de choses, dit Jules Ferry, est la « base de tout »; ce qu'il faut, je crois, comprendre ainsi : en progressant, par nature épistémologique, du simple au complexe, du fait à la loi, les sciences dans l'éducation fournissent le modèle d'une science de l'éducation conçue sur le patron de cette « méthode expérimentale ».

- La science a une destination éducative générale, pas seulement intellectuelle, mais aussi spirituelle, morale, civique. Telle était l'idée d'« humanités scientifiques » présente chez Berthelot ou chez Durkheim et explicitée par Louis Liard ; telle était aussi l'espérance positiviste d'un Paul Bert ou même, on l'a vu, de Jules Ferry lui-même. Or, on retrouve en quelque façon ces quatre présupposés dans les discours didactiques et institutionnels qui accompagnent aujourd'hui l'enseignement des sciences et cherchent à en penser non seulement les méthodes, mais aussi les finalités.

- On retrouve les trois premiers de ces présupposés dans le thème de la construction du savoir par l'enfant. voilà une affirmation paradoxale, puisqu'on sait combien ce thème s'est pensé en rupture avec la pédagogie traditionnelle de l'enseignement des sciences (la leçon de choses) et avec son environnement positiviste. il faut donc l'expliciter.
* D'abord, il ne faudrait pas l'oublier, la leçon de choses s'est voulue elle-même le fleuron d'une pédagogie active, privilégiant davantage les capacités d'observation et de jugement des enfants que le recours à la mémoire. Y voir, comme on le fait souvent aujourd'hui, le type de la « pédagogie traditionnelle », passive et transmissive, relève d'une réécriture de l'histoire de la pédagogie sous forme de légende. Note 7 (Je pense notamment à certaines pages de Observer pour comprendre les sciences de la vie et de la terre, Jack Guichard, Hachette, 1998)
* En second lieu, la fonction de paradigme pédagogique dévolue à la leçon de choses ô combien, à la représentation positiviste du savoir, n'est-elle pas aujourd'hui réactivée, bien que sous d'autres formes? En effet, autant les sciences à l'école élémentaire sont aujourd'hui, quant à la part réelle qui est faite à leur enseignement, des parents pauvres, autant leur importance comme modèle didactique semble capitale : c'est dans le champ de la didactique des sciences que se sont élaborées les notions de « représentations initiales » des enfants, d'« objectif-obstacle », de construction du savoir par l'enfant conçu comme dépassement critique et réaménagement de ses conceptions premières (NOTE 8)... Bref, on peut dire de cette construction du savoir par l'enfant, qui fut d'abord, pour les didacticiens, la construction de son savoir scientifique, qu'elle est, à l'instar de la leçon de choses selon Jules Ferry, « la base de tout ».
* Enfin, ce thème de la construction du savoir par l'enfant renouvelle, sous des allures inédites et explicitement anti-positivistes, la « vieille » croyance scientiste en l'exemplarité du savoir scientifique objectif. N'est-ce pas en effet cette objectivité exemplaire qu'on retrouve dans l'idée d'un travail critique, fait de réélaborations et de rectifications successives, à partir des représentations initiales? Il y a en cela du scientisme chez Bachelard lui-même, quand il hiérarchise les attitudes devant le réel selon leur degré d'objectivité. En tout cas, la croyance positivo-scientiste en l'objectivité du savoir scientifique, et donc, finalement, en sa supériorité cognitive, ne semble pas remise en cause par une didactique actuelle des sciences inspirée de Bachelard. Un enseignement des sciences conçu sous l'égide d'une rupture avec le positivo-scientisme devrait en toute logique renoncer à faire de l'éducation scientifique un paradigme idéal des apprentissages scolaires. En vérité, il serait plus anti-positiviste, par exemple, de continuer à prôner la leçon de choses sachant qu'elle n'a rien à voir avec la démarche de la science, que de la récuser parce qu'elle n'a rien à y voir! Je ne veux évidemment pas dire ici qu'il faut en revenir à la leçon de choses, mais seulement qu'un enseignement des sciences, surtout à l'école primaire, a du mal à échapper à un positivisme minimum, et peut-être bien aussi nécessaire. (Je trouve cette pensée un peu circulaire. La leçon de chose du XIXe, de la pédagogie active est bien définitivement morte, probablement à cause de la prise en compte du discours épistémologique. Je préfère une réflexion comme celle de Michel Tibon-Cornillot dans son livre "Les corps transfigurés" pour lequel c'est la transformation du monde qui peut être un paradigme nouveau; il est vrai que ce philosophe utilise la philosophie hégélienne comme outil ce qui ne facilite pas à tout le monde la compréhension du discours).

De même, un véritable anti-positivisme devrait davantage, s'il était cohérent, se tourner vers une épistémologie et une sociologie des sciences relativistes, visant à montrer que la science est moins une connaissance objective qu'une certaine façon commode de parler du monde, ni plus ni moins intéressante que d'autres. Mais là encore, on peut se demander si c'est possible, ou même souhaitable : faut-il - et comment - traduire cette approche en actes pédagogiques et, plus encore, en visée éducative? (Ici encore, je ressens comme une confusion dans le discours -peut-être due à une incompréhension de ma part- entre réalisme et idéalisme. Le scientisme peut fort bien s'accommoder de l'un ou de l'autre.)

Force est en tout cas de constater que le discours actuel des didacticiens et des formateurs de sciences dans les IUFM refuse dans l'ensemble nettement de le faire. En veut-on un exemple significatif? Il s'agit de l'opération « la main à la pâte », initiée par le prix Nobel Georges Charpak (NOTE 9), et mise en œuvre dans nombre de centres de formation des maîtres, tant en formation initiale que sous forme de stages de formation continue. Ainsi, peut-on lire, dans le livre présenté par G. Charpak :

« L'activité scientifique fait partie de ce socle de connaissances dont tout enfant doit se doter pour croître et vivre dans nos sociétés développées, pas seulement pour y devenir technicien ou chercheur, mais parce que l'activité scientifique aide à la prise de conscience de l'espace et du temps et offre la possibilité de s'y repérer. Parce qu'elle donne une prise intelligente sur la matière et permet, en appréciant la dure résistance du réel qu'offre le réel, de s'y confronter sans illusion et avec efficacité. Parce que la science magnifie l'intelligence [...]. Parce que, sans une compréhension minimale de son langage, le monde technique est obscur, opaque, et ouvre la porte à toutes les dérives politiques ou magiques. » NOTE 10

Un disciple de Berthelot ne renierait pas complètement ce langage, qui fait de la formation à l'objectivité de la science l'élément d'un projet éducatif global de l'intelligence. Certes, le texte ajoute que cette éducation scientifique élémentaire doit laisser « la place aux autres dimensions de l'homme, tout particulièrement à sa dimension spirituelle » (NOTE 11 - entendons « religieuse »); il n'empêche que, dans la tradition de la philosophie des Lumières du XVIIe siècle et du positivisme du XIXe, c'est bien ici à l'objectivité de son savoir que tient la capacité affirmée de la science à instruire la raison.

- Reste à examiner le quatrième présupposé de l'idée positivoscientiste : la science ne forme pas seulement l'intelligence mais l'homme en général ; c'est-à-dire l'idée d'un enseignement scientifique à visée humaniste, intégrant les dimensions morales, politiques civiques de l'existence humaine. Or, cette idée aussi me semble être un élément majeur d'un discours actuel sur l'enseignement des sciences, surtout à l'école primaire. (Toute la différence est dans le fondement de l'humanisme. C'est lui qui fonde la science et non une scientisme qui fonde l'humanisme à mon sens).

En mars 1997, les Journées internationales sur la communication, l'éducation et la culture scientifiques et industrielles tiennent, comme chaque année, session à Chamonix. Le thème choisi pour cette année-là est : « Sciences, techniques et citoyenneté » (Non 12). Les sciences continuent donc à être censées contribuer de manière spécifique à la formation du citoyen. on devine aisément en quoi : elles développeraient l'esprit critique, apprendraient qu'il ne faut croire personne sur parole, convaincraient des venus de l'anti-dogmatisme... L'éducation scientifique serait aussi civique en ce qu'elle créerait les conditions d'un débat démocratique entre spécialistes et nonspécialistes, notamment sur les utilisations sociales et politiques de la science. C'est ce qu'affirment par exemple les auteurs de La Culture scientifique et technique pour les professeurs des écoles :

« L'évolution vers la responsabilisation collective nécessaire à la maîtrise du progrès scientifique suppose que la communication devienne possible entre les experts, reconnus dans la spécificité de leurs démarches, et les non-scientifiques qui doivent pouvoir accéder à un certain "partage du savoir". Les contacts avec les chercheurs, l'approche historique des sciences, voire la participation à des activités scientifiques et techniques, doivent aider à atteindre cet objectif [...]. Le Manifeste pour une démarche active de culture scientifique, élaboré en 1992 par le CIRASTI, donne de cette culture une définition synthétique à partir de ses enjeux, d'une conception de la construction des savoirs fondée sur l'appropriation active de l'information par l'individu, et dans laquelle la découverte scientifique permet l'organisation de ces savoirs. Deux points importants sont ainsi mis en lumière. Le premier est d'infléchir, au niveau individuel, l'attitude face à la science, le second, collectif, est de développer la capacité du citoyen à se prononcer sur les orientations de la recherche et des applications scientifiques. » NOTE 13

De tels propos convergent évidemment avec l'organisation de Journées internationales associant les sciences à la formation du citoyen. Et ce lien établi renoue, bien que sous des formes nouvelles, avec une des aspirations les plus profondes de l'idéal « républicain-scientiste » de l'école de Jules Ferry. Car on voit clairement que « éducation scientifique et citoyenneté » ne peut être purement et simplement remplacé par « éducation musicale et citoyenneté » par exemple, ou « arts plastiques et citoyenneté ». La science reste, dans l'imaginaire enseignant, et aussi dans celui de leurs formateurs, une discipline princeps, spécifiquement apte à former l'homme et le citoyen. Certes, les contenus de la notion d'éducation scientifique ont profondément changé depuis le XIXe siècle, comme ont été bouleversées la conception de la science et l'idée même de citoyen. Mais le lien privilégié que l'idéal positivo-scientiste établissait entre l'éducation scientifique et la formation du citoyen a la peau plus dure qu'on ne croit. Chassés par la porte de l'école, A. Comte, Berthelot ou Paul Bert reviennent par la fenêtre, méconnaissables et revêtus des habits neufs de la modernité démocratique et de la modernité épistémologique. (J'abonde dans ce sens notamment à la lecture des textes théorisant l'opération La Main à la pâte mais aussi dans le discours sur l'écocitoyenneté).

Que conclure de tout cela?

Essentiellement deux choses.
- Le modèle éducatif qui a présidé à la mise en place, dans l'école de Jules Ferry, d'un enseignement des sciences est bel et bien aujourd'hui obsolète. Ni le rêve scientiste, cher à Berthelot, de la « science éducatrice », ni la philosophie de la connaissance à laquelle il s'articulait n'ont résisté à la triple histoire du monde, des sciences et de l'école. En ce sens, la sainte union de la science, de l'école et de la République fait bien partie d'un mythe positiviste de l'école républicaine, aujourd'hui dépassé.
- Pour autant, quelle place faire encore à l'éducation scientifique, principalement à l'école primaire? La distinction des plans du réel et de l'imaginaire est encore de mise, comme elle l'était aux temps fondateurs des républicains. Dans l'ordre du réel, il faut bien le dire, les sciences expérimentales ont, à l'école, la part congrue : l'instrumentalisation des savoirs en vue de la réussite scolaire commence dès le primaire, et les mathématiques et le français constituent le gros de l'enseignement, les « matières fondamentales ». Telle est la vérité dans les faits et la vie quotidienne des classes, mais telle est aussi l'injonction implicite faite par l'institution, qui fait des épreuves de mathématiques et de français les deux premiers juges de paix du concours des professeurs des écoles et ne font porter que sur les mathématiques et le français les évaluations nationales du début de CE2 et de 6e.

Mais, dans l'ordre de l'imaginaire, c'est-à-dire dans l'ordre de ce qu'on pourrait appeler le paradigme éducatif, les sciences continuent bien d'occuper une place privilégiée et de s'articuler idéalement et spécifiquement au projet d'éducation de l'homme rationnel et du citoyen responsable. Les éducateurs d'aujourd'hui n'ont pas en ce sens renoncé au vieil idéal d'humanités scientifiques, ni, donc, quoi qu'ils en disent, à certains présupposés positivistes et scientistes qui le fondaient.

Faut-il en guérir enfin, comme d'une névrose, un retour obsédant et aliénant du refoulé? Ou bien au contraire reconnaître et assumer ce que le projet d'éduquer par les sciences doit encore, peut-être irréductiblement, au positivisme?

À chacun de répondre comme il le peut à ces problèmes. L'intérêt de ce livre était à mes yeux de les poser.

Notes du chapitre 6
1. Paul Bert, La Deuxième Année d'enseignement scientifique, Avant- propos, op. cit.
2. Gérard Fourez, La Construction des sciences. Les logiques des inventions scientifiques. Introduction à la philosophie et à l'éthique des sciences, p. 29, De Boeck Université, Bruxelles, 1992.
3. Voir par exemple Auguste Comte, Discours sur l'esprit positif, p. 126, op. cit.
4. voir Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris, 1983. voir également Stephen Toulmin, L'Éducation scientifique, A. Colin, Paris, 1973.
5. voir Bruno Latour, « Le dur métier des travailleurs de la preuve », chapitre II de : Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, Paris, 1993.
6. voir Paul Feyerabend, Contre la méthode, Seuil, Paris, 1975.
7. voir Pierre Kahn, « L'histoire de l'enseignement est-elle un outil de formation professionnelle ? L'exemple de l'enseignement primaire des sciences ». Colloque Recherche et formation des enseignants, Grenoble, 5-7 février 1998, Actes à paraître.
8. Voir par exemple Gérard De Vecchi et André Giordan, L'Enseignement scientifique : comment faire pour que ça marche? Z'Éditions, Nice, 1994; ou encore Jean-Pierre Astolfi et Michel Develay, La Didactique des sciences, Que sais-je?, P.U.F., Paris, 1989.
9. La Main à la pâte. Les sciences à l'école primaire, présenté par Georges Charpak, Flammarion, Paris, 1996.
10. ibid., p. 27.
11. ibid.
12. « Sciences, techniques et citoyenneté », 19e Journées internationales sur la communication, l'éducation et la culture scientifiques et techniques, 24-28 mars 1997. A. Giordan, j. L. Martinand et D. Raichvarg éditeurs, Paris, 1997.
13. Bernard Andriès et Isabeau Beigbeder (coordinateurs), La Culture scientifique et technique pour les professeurs des écoles, pp. 10-11, Hachette-éducation, Paris, 1994.