Édition de Constantin XYPAS, Anthropos (diffusion Economica, 49, rue Héricart, 75015 Paris), 1997
Une fois encore le fait de recopier ces extraits pour les mettre à la disposition de mes étudiants est le seul recours dont je dispose comme enseignant si je veux vraiment que ces textes soient lus et puissent servir de base à une discussion commune. La photocopie de ces pages serait beaucoup plus onéreuse et probablement inutile pour de nombreux étudiants. Le parti pris de citer des articles complets est rendu possible par les techniques modernes de communication. Il en rebute certains mais est à mon avis plus formateur que les citations brèves au sein d'une réflexion personnelle. J'espère bien sûr toujours donner envie au lecteur de se reporter à l'ouvrage original complet (bibliothèque CDDP du Finistère : cote 37.034 PIA)
« Diriger la nature en lui obéissant.» (1931/3)
« Qu'y a-t-il de plus naturel que de se croire au centre du monde ? c'est l'attitude la plus spontanée et la plus inconsciente possible de chaque être au point de départ de son développement intellectuel. ce n'est pas là un vice, ce n'est pas un défaut, c'est le point de départ le plus normal qui soit, à condition de parvenir à le dépasser. » (1932/1)
« Seulement, cette tendance à la coopération dont nous voyons les effets admirables chez l'enfant, que de fois l'éducation aboutit à l'anéantir, au lieu de l'utiliser et de la développer ! » (1932/1)
" On se représente comme naturel que la contrainte règne à l'école, on se représente l'enfant comme devant être soumis à toutes les coercitions contre lesquelles l'adulte a luné depuis des siècles. " (1932/1)
«Or, on peut prétendre que c'est cette habitude acquise en classe de répéter et d'obéir, de se plier sans réfléchir aux opinions morales et intellectuelles des grands, qui fait que nous avons tellement de peine, une fois devenus adultes, à nous débarrasser des coercitions que les groupes imposent à notre irréflexion. » (1932/1)
« Comprendre autrui et respecter autrui ne font qu'un, l'objectivité impliquant le même désintéressement que l'altruisme lui-même.» (1931/4)
« Il faut bien se dire, en effet, que l'éducation est un tout : il ne saurait y avoir un casier pour l'intelligence, un casier pour la morale et un casier pour la coopération entre les peuples.» (1931/3)
Ce livre constitue un hommage à Jean Piaget, à l'occasion du centenaire de sa naissance. Il complète Le Jugement moral chez l'enfant (1932) en regroupant en un seul volume ses principaux textes sur l'éducation morale : ce sont neuf conférences datant des années 1928-1944, disséminées dans diverses revues et jamais rééditées depuis. Il fait le pendant à L'éducation morale (1934) de Durkheim, publié également post mortem et composé aussi de textes à la fois fondamentaux et peu accessibles(1).
Piaget fut un lecteur attentif de Durkheim dont il partage la question centrale, le « Rapport de l'individu et de la société » (2), mais il s'oppose à lui à la fois sur le plan théorique - quant aux mécanismes explicatifs - et sur les conséquences éducatives. Piaget considère Durkheim comme le champion de l'école traditionnelle et de l'autorité du maître, pire, comme le principal théoricien de la morale hétéronome. C'est justement contre cette éducation-là que Piaget a livré bataille, aussi bien dans les textes inédits que nous présentons au lecteur, que dans Le Jugement moral chez l'enfant où il réfute explicitement les conceptions durkheimiennes (3).
Parmi les nombreux textes que Piaget consacra à l'éducation et qui, disséminés dans de nombreuses revues, demeurent à ce jour méconnus (4), nous avons choisi d'éditer dans le présent volume neuf publications consacrées à l'éducation morale que nous jugeons à la fois majeures et complémentaires. En effet, chacun approfondit un aspect différent de la même problématique qui, d'article en article, rebondit et s'affine. Il nous a semblé important de les publier dans l'ordre chronologique afin de faire découvrir la progression de sa pensée. Pour chaque texte nous avons respecté l'original dans la mesure du possible : nous avons, bien entendu, indiqué en note de bas de page les quelques corrections apportées ; la longueur des paragraphes et le découpage en parties sont de l'auteur et, lorsque nous avons ajouté des sous-titres, nous les avons placés entre crochets. Quant aux références bibliographiques données par Piaget, elles sont, selon l'usage de l'époque, quelque peu approximatives : le lieu, la date et la maison d'édition ne sont pas toujours cités ; nous les avons complétées, dans la mesure de nos connaissances.
Voici une brève présentation des neuf textes dont les références figurent dans la bibliographie en fin de volume :
1. Nous reproduisons en premier « La règle morale chez l'enfant », texte de 1928 où Piaget définit sa méthode et ses principaux concepts. Il s'agit d'une conférence d'ouverture des Cours d'été de psychologie organisés par la Fondation Lucerna.
2. « Les procédés de l'éducation morale » (1930) constitue une conférence au Cinquième congrès international d'éducation morale qui s'est tenu à Paris. Piaget passe en revue les différentes méthodes d'éducation morale à l'école et examine leur efficacité pédagogique. Il s'agit, à notre avis, de l'étude la plus perspicace jamais écrite en langue française sur ce sujet.
3. « L'esprit de solidarité chez l'enfant et la collaboration internationale » a été publié en 1931, dans Recueil pédagogique, la revue semestrielle de la Société des Nations. Piaget explique le rôle de l'école dans la formation à la compréhension entre humains. Il explique le développement du mécanisme complémentaire de la solidarité et de la justice, de la complémentarité de la logique et de la morale, et dénonce les ratés de l'éducation qui sont à l'origine du nationalisme et du racisme.
4. « Introduction psychologique à l'éducation internationale » (1931), est une conférence prononcée lors du « Quatrième cours pour le personnel enseignant : comment faire connaître la société des Nations et développer l'esprit de coopération internationale .» il s'agissait de cours d'été organisés par le Bureau international d'Éducation dont Piaget était le directeur. Un texte superbe où le grand psychologue définit le but ultime de l'éducation, fait " l'éloge de la différence ", et parle, entre autres, de libre arbitre, d'altruisme, de désintéressement, d'objectivité, d'universel, etc.
5. « Les difficultés psychologiques de l'éducation internationale » (1932) est une conférence prononcée également dans le cadre des cours d'été du B.I.E. Dans un langage simple, Piaget exprime ses convictions personnelles, explique la tâche première de l'éducateur, fait l'éloge de l'éducabilité de l'homme et donne les trois conditions fondamentales de l'éducation.
6. «Remarques psychologiques sur le self-government » (1934) constitue la conférence de synthèse prononcée par Piaget à la suite d'une enquête réalisée par le Bureau international d'Éducation et qui réunit 518 expériences de terrain dans les écoles de dix-huit pays. Par ce texte méconnu, Piaget met en garde contre certaines dérives aboutissant à la manipulation des élèves et présente, de façon magistrale, les fondements psychologiques de l'autonomie des écoliers. Il devance ainsi le courant des pédagogies autogestionnaires.
7. « Une éducation pour la paix est-elle possible ? » est un article publié en 1934 dans le Bulletin de l'Enseignement de la société des Nations. Désenchanté devant la montée des nationalismes et des régimes totalitaires, inquiet par les risques grandissant de guerre, déçu par l'échec croissant du mouvement pacifiste et internationaliste, Piaget lance un appel pathétique et visionnaire : il dénonce le recours à la " mystique " et à l'utopie comme moyens de promouvoir la compréhension entre les hommes et définit le but de l'éducation internationale avec une modernité qui, à l'heure de la construction de l'unité européenne, nous interpelle directement.
8. « Remarques psychologiques sur le travail par équipes » est, comme le texte de 1934, une conférence de synthèse prononcée comme suite à l'enquête internationale lancée par le B.I.E. auprès des pays membres. Piaget établit un parallèle entre l'autogestion intellectuelle que doit permettre le travail en groupes et l'autogestion morale que doit viser le self-government. Ce texte pose les bases de ce que l'on appelle, à la suite de w. Doise et G. Mugny, le conflit sociocognitif (5).
9. Nous allons clore ce livre par une conférence prononcée le 8 juillet 1944, pendant le débarquement en Normandie, entre la libération de Cherbourg, le 30 juin, et celle de Caen, le 9 juillet. S'adressant aux instituteurs du canton de Berne, Piaget, avec une émotion retenue, choisit de leur parler de " L'éducation de la liberté ". On y trouve une réflexion forte sur la liberté, notamment la liberté de pensée, la liberté morale et la liberté politique, et le rôle décisif que l'école pourrait jouer dans la formation d'hommes libres.
Au niveau théorique, le lecteur sera probablement surpris dans la mesure où il découvrira un Piaget méconnu, insistant sur le rôle capital de l'interaction sociale dans le triple développement de la conscience morale, de l'intelligence et de la personnalité (6). C'est la bipolarité égocentrisme-décentration qui lui sert de fondement théorique et même de pierre d'achoppement de l'acte éducatif lui-même, qui sera jugé bon s'il permet la décentration, néfaste s'il renforce l'égocentrisme. On est loin de la prétendue " théorie des stades " que de nombreux lecteurs associent, de manière trop limitative, à Piaget...(7)
En comparaison avec les ouvrages monumentaux qui ont fait sa gloire, mais aussi sa réputation d'auteur difficile, voire obscur, le style employé dans les conférences qui constituent ce volume est plus simple, les idées plus claires, la lecture, de ce fait, plus aisée. Le ton par ailleurs y est plus libre et plus personnel, l'auteur se permettant d'exprimer ses convictions et ses valeurs. On découvre ainsi, un Piaget inattendu : engagé, enthousiaste ou déçu. Bref, un homme sincère, militant pour ses propres valeurs : la liberté et le respect de l'enfant par l'adulte, du faible par le fort ; la démocratie directe à l'école, l'égalité ou plutôt l'équité, l'esprit critique allié à la curiosité et la rigueur intellectuelle, la solidarité et l'altruisme, l'acceptation de l'autre comme condition de la croissance intellectuelle, (le conflit que l'on appelle de nos jours sociocognitif nécessitant, non pas le semblable mais le différent) ; l'autonomie de conscience par opposition au légalisme, le développement d'une morale autonome (une éthique personnelle, comme on dit aujourd'hui) par opposition à la morale « externe » et au devoir imposé par une autorité. Il se bat contre le nationalisme, le fanatisme et l'intolérance et prône la coopération et la solidarité entre les personnes, les générations, les groupes sociaux, les nations ; pour cela, il assigne à l'école - mais à une école rénovée grâce à la connaissance de la psychologie de l'enfant - une mission irremplaçable : aider l'enfant à se libérer de son égocentrisme spontané pour permettre à l'adulte de se hisser à l'universel.
Mais pourquoi Piaget s'est-il intéressé à l'éducation morale ? Pourquoi a-t-il assumé la charge de directeur du Bureau international d'Éducation, le célèbre B.I.E., pendant trois décennies ? Quel lien y a-t-il entre sa pensée éducative et ses positions psychologiques, biologiques, philosophiques, sociologiques et politiques ? Et pourquoi, à partir de 1935, son intérêt diminue progressivement jusqu'à disparaître ? Répondre à ces questions, tel est le but de notre étude sur « Le projet moral et éducatif de Jean Piaget » publiée en postface.
Le lecteur découvrira que la problématique morale trouve son origine dans le projet de vie de l'adolescent Piaget, tel qu'il l'explique lui-même, en 1917 ; il constatera, également, que Piaget puise ses intuitions fondamentales dans sa double formation, philosophique et biologique. Nous insisterons sur son engagement au Bureau International d'Éducation, au service de l'Éducation nouvelle et de la paix entre les Nations. En effet, une partie importante de sa contribution est composée de conférences prononcées au B.I.E, où Piaget, en tant que directeur, déploya dans les années trente une activité importante, mettant son prestige international de psychologue de l'enfance au service de ses valeurs.
Il est à noter que notre auteur emploie l'expression « éducation morale» là où de nos jours on dirait plus volontiers éducation aux valeurs ou éducation à l'éthique. Cela nécessite quelques explications. Dans l'entre-deux-guerres, la " morale " n'avait pas encore de connotation négative, car on y distinguait deux sens. Le sens restreint : " ensemble codifié de règles de conduite " était désigné par " morale conventionnelle " ou, selon la terminologie de Piaget, par " morale hétéronome ". Au sens large, elle était considérée au contraire comme " l'art de l'action ", ou pour reprendre la célèbre définition de Piaget, comme une " logique de l'action ". Dans ce sens, elle avait donc une signification proche d'éthique et de valeurs.
Nous tenons à remercier le Laboratoire de recherche en éducation et formation de l'Université catholique de l'Ouest pour son soutien matériel et nos collègues et amis Roger Texier et Michel Perraudeau pour leurs conseils judicieux et leurs remarques critiques mais bienveillantes.
Constantin XYPAS
Références
1. L'éducation morale est publiée en 1934 par
Paul Fauconnet, alors que Durkheim est mort le 15 novembre 1917. Le
livre regroupe ses cours faits à la Sorbonne en 1902-1903.
2. C'est le thème de la thèse de Durkheim, avant de
devenir De la division du travail social (1893). Cf. J.-C.
Filloux, Durkheim et l'éducation, Parb, PUE (Coll.
Pédagogues et pédagogies), 1994.
3. Voir notamment son dernier chapitre « Les deux morales de
l'enfant et les types de relations sociales » (Paris, PUF 1973,
pp. 261-330).
(4). Pour avoir une vue d'ensemble, cf. C. Xypas, Piaget et
l'éducation, Paris, PUF, coll. Pédagogues et
pédagogies, 1997.
(5). W. Doise et G. Mugny, Le développement social de
l'intelligence, Paris, Interéditions, 1981.
(6). Pour une présentation d'ensemble des conceptions
piagétiennes sur l'éducation, voir C. Xypas (sous 1a
direction de), Éducation et valeurs, Paris, Anthropos,
pp. 153-180.
(7). Sur l'évolution conceptuelle de Piaget, cf. J. Montangero
et D. Maurice-Naville, Piaget ou l'intelligence en marche,
Liège, Mardaga, 1994.
L'étude psychologique du développement des notions morales chez l'enfant est importante pour l'éducateur autant que pour le psychologue. Cela va de soi, mais on ne le sait pas encore assez, parce que l'on considère toujours trop l'enfant comme un petit adulte. On croit simple, par conséquent, de lui inculquer des règles de conduites auxquelles, en fait, il ne comprend peut-être pas grand-chose et qui faussent ainsi sa conscience. En outre, l'évolution de la morale et l'évolution de la logique sont parallèles : la morale est une logique de l'action comme la logique est une morale de la pensée. Comprendre le développement moral de l'enfant c'est donc comprendre du même coup son développement logique. Toute la pédagogie est ainsi en jeu dans l'étude que nous allons entreprendre.
Précisons d'abord notre méthode. Les premiers psychologues qui se sont occupés de la nature empirique de la conduite morale, ont essayé de ramener la conscience du devoir, ou du bien, à des phénomènes tels que le plaisir, la sympathie, l'habitude, etc. Ces tentatives se sont révélées superficielles. Baldwin, dans ses ouvrages sur le développement mental, et surtout P. Bovet, dans une belle étude sur la genèse de l'obligation de conscience (1), en ont montré la raison : la conscience morale n'est pas préformée dans la conscience individuelle. Le sentiment du devoir n'est pas congénital à l'individu comme tel. La conscience de l'obligation morale est un phénomène sui generis, qui suppose un rapport entre deux individus au moins : l'un qui donne un ordre, une consigne, et l'autre qui accepte cette consigne. Il suffit, pour que la consigne devienne obligatoire, que celui qui l'accepte éprouve du respect pour celui qui la donne.
En ce qui concerne l'enfant, la genèse des règles morales sera donc la suivante : lorsque l'enfant recevra des personnes pour lesquelles il a du respect (en particulier de ses parents), telle ou telle consigne, ces consignes deviendront sacrées et obligatoires pour lui, et la conscience morale n'est rien d'autre, à ses débuts, que l'ensemble des consignes ainsi acceptées.
Par une toute autre méthode, les sociologues de l'école de Durkheim sont arrivés à la même conclusion : la notion de règle n'est pas individuelle, mais sociale. Je sais bien que, étudiant la société par une méthode toute objective et historique, et faisant abstraction des consciences individuelles, les sociologues paraissent contredire en tout M. Bovet, pour qui le sentiment de la règle suppose simplement le rapport de deux consciences individuelles. Mais, après avoir pensé longtemps le contraire, nous ne pouvons actuellement voir entre ces thèses qu'une différence de méthode et de langage. Toutes deux, en effet, s'accordent sur le point essentiel : que le sentiment de la règle n'émane pas de l'individu comme tel, mais d'un rapport entre individus. Que, cela posé, on étudie la règle du dehors, en faisant abstraction des individus, ou du dedans, en faisant abstraction de l'histoire des sociétés, il y a là deux méthodes aisément conciliables, et même incapables d'entrer en conflit parce que parallèles. Il y a entre la sociologie et la psychologie le même parallélisme qu'entre la psychologie et la physiologie sur les terrains où elles se rencontrent.
Cela dit, revenons à la méthode psychologique, et demandons-nous ce qu'est ce " respect " invoqué par M. Bovet pour expliquer la naissance des règles. La principale objection qu'on ait adressée à M. Bovet est celle-ci : si toute règle (les règles morales, juridiques, les règles de l'usage, celles du jeu, etc.) repose sur le respect des consignes reçues et non sur un élément intrinsèque et a priori, n'est-ce pas la porte ouverte au relativisme le plus absolu ? Reste-t-il possible de distinguer les "bonnes" règles des "mauvaises" règles ? Il est entendu que le psychologue n'est pas moraliste. Mais il doit expliquer ce fait que la conscience approuve en général certaines choses et en condamne d'autres. La thèse du respect des consignes explique-t-elle ce choix ?
A notre humble avis, l'objection n'est pas fondée et M. Bovet a répondu d'avance en décrivant l'entrecroisement des influences reçues par une conscience en formation. Tant que l'enfant n'accepte de consignes que des seuls êtres qu'il connaisse - ses parents - toute règle lui paraît bonne. Mais dès que les influences s'accumulent, et se contredisent, il doit faire un choix (c'est là que, selon M. Bovet, intervient la raison dans l'élaboration de la conscience de la règle), et alors il distingue le "bon" respect du "mauvais" respect.
Le problème qui se pose ainsi, et dont nous allons surtout nous occuper, est le suivant : si la conscience morale est, à ses débuts, essentiellement hétéronome, si le bien se confond avec l'obéissance aux parents, comment la conscience parviendra-t-elle à l'autonomie ?
La première question qu'il faille se poser, en s'inspirant des études inaugurées par M. Bovet, si fécondes pour la compréhension de la morale enfantine, est de savoir s'il n'y a qu'un respect. N'y aurait-il pas intérêt à distinguer deux types de respect, le respect unilatéral et le respect mutuel, et à voir quelles catégories de règles engendrent ces deux types ? Nous trouverons peut-être ainsi que l'un de ces respects produit surtout l'hétéronomie, ou morale de l'obéissance, et l'autre surtout l'autonomie, ou morale dans laquelle le bien prédomine sur le devoir pur.
Par respect unilatéral, nous entendons essentiellement le respect de l'enfant pour l'adulte, c'est-à-dire une relation entre individus non égaux, dont l'un subit et l'autre exerce une contrainte morale. A ce type se rattache aussi le respect du cadet pour l'aîné. Par respect mutuel, nous entendons le respect des conventions entre individus moralement égaux, par exemple entre enfants du même âge. La question se pose donc comme suit : y a-t-il deux types de conscience de la règle, l'un résultant de la contrainte morale exercée par un individu sur un autre, et l'autre résultant de la coopération entre individus égaux ?
Une petite enquête sur les règles du jeu nous a
convaincu de l'existence et même de l'opposition de ces deux
types. Il s'agissait de voir :
1) comment les règles d'un jeu s'appliquent-elles suivant
l'âge des enfants et
2) comment les enfants se représentent-ils ces règles
?
Or le résultat s'est trouvé paradoxal, et ne s'explique, croyons-nous, que dans l'hypothèse de cette dualité des types possibles de règles. A l'âge où les enfants appliquent le moins bien la règle, ils présentent le maximum de respect pour elle, et à l'âge où ils savent fort bien l'appliquer, ils ne la considèrent plus comme sacrée et intangible. Il y a donc deux types de respect.
Voyons les faits de plus près. Demandons, par exemple, aux garçons les règles du jeu de billes, jusque vers 7 à 8 ans, l'enfant est incapable de se plier à une règle quelconque. Il joue pour lui tout en jouant avec les autres et croit que tout le monde joue comme lui. Il est donc enfermé dans son moi tout en croyant participer de la vie du groupe. De 8 à 10-11 ans, l'enfant commence à rechercher l'accord et à se plier à certaines règles communes, mais cet effort n'est guère encore couronné de succès. Lorsqu'on interroge, par exemple, tous les enfants d'une même classe, chacun vous donne la règle qu'il croit universelle, mais on s'aperçoit que ces règles diffèrent encore singulièrement d'un cas à l'autre. Vers 10 à 11 ans, au contraire, la règle devient fixe et minutieusement arrêtée dans tous les détails. Les positions des billes, la manière de lancer, les distances, la valeur des billes, la procédure à suivre en cas de contestation, tout est prévu, et la complexité de cette jurisprudence est telle que le psychologue n'a pas trop de quelques semaines de patience avant de pouvoir prétendre dominer la question !
Demandons maintenant à ces mêmes enfants d'où viennent ces règles, surtout, s'il est possible de les changer, d'introduire de nouveaux usages, etc. Chose curieuse, les petits, jusque vers 10 à 11 ans, sont presque unanimes à considérer la règle comme sacrée et intangible, quoique, en fait, ils la pratiquent fort mal. Les règles, nous a-t-on dit, ont été imposées à l'enfant de toute éternité, par Adam et Eve, par le Bon Dieu, par les premiers Suisses, par les " Messieurs de la Commune ", etc., etc. On pourrait assurément les changer, mais " ça ne serait pas juste ". Quand bien même tous les enfants adopteraient une nouvelle règle et oublieraient l'ancienne, celle-ci demeurerait la seule " juste ". La règle a une vérité intrinsèque, indépendante de l'usage. Au contraire, les grands, après 10 à 11 ans, qui pourtant sont seuls à pratiquer vraiment la règle, ne la considèrent plus comme sacrée. Elle est toute récente, nous disent-ils. Autrefois on jouait autrement. Chaque génération la modifie. Il suffit de s'entendre, et l'usage fait force de loi. Ce sont les enfants qui ont inventé les règles du jeu et, si demain, on les changeait, ce seraient les nouvelles qui seraient seules " justes ".
En bref, il y a là tout au moins l'indice de deux types de respect. Le petit, qui est dominé par le respect unilatéral, a, pour la règle qu'il reçoit du dehors, le même sentiment mystique que l'Australien, cher aux sociologues, pour la tradition des ancêtres. Le grand, qui est libre (il n'y a plus d'aînés pour lui imposer telle ou telle manière de jouer, puisque le jeu de billes cesse vers 12 à 13 ans), ne connaît plus que le respect mutuel et considère les règles qu'il pratique avec la mentalité de intellectuel civilisé vis-à-vis des lois de son pays, expression d'opinions toujours sujettes à révision.
Cette enquête nous apprend du même coup à quels facteurs sont dus ces deux types de respect. Le respect unilatéral est dû aux rapports de contrainte morale : contrainte de l'aîné sur le cadet, ou de l'adulte sur l'enfant. Le respect mutuel est lié à la coopération entre enfants du même âge.
Or, n'est-il pas frappant de voir que le petit, qui présente le maximum de respect pour la règle (respect unilatéral), est précisément celui qui reste, en fait, égocentrique et indiscipliné ? Ne serait-ce pas l'indice que la contrainte adulte ou la contrainte de l'aîné ne transforment pas l'esprit individuel autant qu'il le semble du dehors ? Et n'est-il pas frappant de constater que la liberté intellectuelle conquise par les grands, grâce à la victoire du respect mutuel sur le respect unilatéral, ou de la coopération sur la contrainte, va précisément de pair avec une observance beaucoup plus poussée de la règle dans la pratique ?
Nous sommes donc ainsi en possession d'une hypothèse de travail : le respect unilatéral propre à la contrainte morale de l'adulte, ne suffit pas à faire sortir l'enfant de son égocentrisme spontané. L'hétéronomie ne suffit pas à la formation morale. La coopération seule fera parvenir l'enfant à l'autonomie et façonnera ainsi vraiment son sentiment du bien.
Il s'agit maintenant de reprendre ces hypothèses en les vérifiant au moyen d'enquêtes qui nous conduiront plus au cur de la réalité morale.
Essayons d'abord de contrôler la première partie de nos hypothèses : que la contrainte morale de l'adulte n'aboutit qu'à une morale littérale, ne changeant pas encore le fond de la conscience égocentrique de l'enfant.
Nous allons voir en effet que l'enfant accepte bien les consignes imposées par les parents, mais que ces consignes, restant extérieures à la conscience de l'enfant, sont prises à la lettre et constituent autant de " tabous " ou d'" obligations rituelles ". Le bien est ce qui est conforme à la consigne, le mal ce qui n'est pas conforme, et l'intention profonde de celui qui agit n'a pas d'importance pour l'enfant. c'est ce que nous appellerons le " réalisme moral ".
Le critère de ce phénomène doit, nous semble-t-il, être cherché dans les jugements de valeurs relatifs à la responsabilité. Pour une morale de la conscience ou morale de l'autonomie, la responsabilité est tout entière relative à l'intention : un acte extérieur n'est tenu pour coupable ou pour vertueux que dans la mesure où l'intention qui lui a donné naissance était une intention mauvaise ou une intention bonne. Or, comme on le sait par les travaux des sociologues, récemment mis au point par M. P. Fauconnet, dans un beau livre sur la Responsabilité, la responsabilité dans les sociétés dites " primitives " n'est pas " subjective ", mais " objective " : tel acte matériel est tenu pour un crime quelle que soit l'intention de celui qui l'a commis. Le bien et le mal sont rigoureusement définis comme l'obéissance aux règles ou la désobéissance, même involontaire. Une telle évaluation de la responsabilité est assurément l'indice d'une morale encore toute extérieure à l'individu, morale que le groupe social impose aux consciences comme une coutume ou une mode, mais qui n'est pas assimilée par la conscience individuelle.
Qu'en est-il de l'enfant ? Arrive-t-il à une notion subjective de la responsabilité ou ses jugements de valeur témoignent-ils de l'existence de la « responsabilité objective " décrite par les sociologues ?
Nous avons spécialement étudié à cet effet les idées des enfants sur le mensonge, en nous servant de la méthode de Fernald (2) (faire comparer des récits au point de vue de leur valeur morale).
Le mensonge constitue, à cet égard, un excellent exemple parce que les règles relatives aux mensonges ne peuvent avoir été inventées par les enfants eux-mêmes et sont tout entières imposées par l'adulte. En effet, comme la plupart des observateurs l'ont montré (Stern, etc.), l'enfant ne conçoit pas spontanément la nécessité morale de dire la vérité. Jusqu'à 7 à 8 ans, l'enfant ment comme il joue, par besoin de transformer le réel en fonction de ses désirs. Ainsi que Stern l'a bien vu, il s'agit là de pseudomensonges, de Scheinlüge, puisque l'enfant n'a pas conscience de mentir et est souvent dupe lui-même de ses affirmations. Une telle attitude nous paraît même constitutive de la pensée de l'enfant. Nous avons essayée de montrer dans des études spéciales sur la pensée de l'enfant (3) que cette pensée devait ses caractères propres au fait qu'elle est égocentrique et non socialisée. Or, la vérité n'est importante que pour les autres. La pensée égocentrique recherche donc non pas la vérité, mais la satisfaction personnelle. Le mensonge lui est ainsi naturel.
Or, très tôt, on apprend aux enfants qu'il ne faut pas mentir, et que le mensonge est un mal. Que va-t-il se passer ? L'enfant accepte la consigne. Il la considère. comme sacrée et obligatoire. Il la met en pratique aussi bien qu'il peut, plutôt mal en fait, mais sincèrement quand il y pense à temps. Seulement il ne la comprend pas. Il l'assimile dans la mesure du possible, mais elle reste extérieure pour lui. Aussi l'applique-t-il à la lettre, et ses évaluations concernant la responsabilité restent-elles tout objectives : un mensonge lui paraîtra d'autant plus " vilain " que son contenu sera invraisemblable, et cela indépendamment de l'intention.
Voici des exemples. je raconte à des enfants de 6 à
8 ans les deux histoires suivantes :
1) « Jean a raconté à sa maman que la
maîtresse lui a donné une bonne note et l'a
félicité. Mais ce n'est pas vrai ».
2) « Henri est allé se promener. Il a rencontré un
gros chien qui lui fait très peur. En rentrant il raconte
à sa maman qu'il a vu un chien aussi gros qu'une vache
».
L'enfant me dit que ce sont là deux mensonges. Je demande
simplement :
- Est-ce qu'ils sont également vilains ?
- Non.
- Alors lequel est le plus vilain ? "
Presque tous les petits me répondent que le deuxième, celui du chien, est un plus vilain mensonge que le premier. Ils affirment qu'il faut punir son auteur plus que l'auteur du premier, etc.
Et cependant ils comprennent bien le pourquoi de ces mensonges. Le premier, nous dit l'enfant, ment " pour ne pas être puni ". Le second ment " pour avoir un bonbon ", etc. cependant le second mensonge est un plus " gros " mensonge, plus " vilain ", digne d'une plus grande punition.
La raison en est simple. " Il n'y a jamais de chiens aussi gros que des vaches ", nous dit l'enfant, tandis que " ça arrive qu'on a des bonnes notes ". ce qui est grave, dans le deuxième mensonge, c'est donc qu'il est invraisemblable, que son contenu est plus éloigné du réel que celui du premier, on ne saurait concevoir une morale plus littérale, et plus éloignée de l'intention cachée.
Après 8 ans, en moyenne, l'affirmation se retourne et l'enfant se met à juger les deux mensonges comme nous le faisons nous-mêmes. Notons en outre que, pour les petits, il est parfaitement normal de mentir à des camarades : c'est seulement en parlant aux grandes personnes qu'il est interdit de mentir. Lorsqu'on demande à l'enfant pourquoi il ne faut pas mentir, il se borne à répondre : " parce qu'on nous punit ". Les grands, au contraire, estiment qu'il ne faut pas mentir même à des enfants, et qu'il y a une raison à cela : si l'on mentait, la justice ne serait plus possible, on punirait les innocents pour les coupables, etc.
Comme, en ce qui concerne les règles du jeu, nous nous trouvons donc ici en présence de deux respects : d'abord un respect pour la règle elle-même considérée comme sacrée en soi, d'où une notion tout objective de la responsabilité ; un respect mutuel des consciences ensuite, avec responsabilité reposant sur l'intention cachée. Morale de l'hétéronomie d'abord, puis morale de l'autonomie.
De tels faits sont aisés à expliquer. La contrainte adulte se combine d'abord avec l'égocentrisme enfantin, puisqu'elle ne réussit pas à transformer la conscience. D'une part l'enfant accepte la consigne, mais sans se l'assimiler réellement. D'autre part il juge la règle adulte comme il juge toutes choses : d'un point de vue réaliste, qui ignore l'existence du sujet pensant. En effet l'égocentrisme ne conduit pas comme tel à la conscience de soi. Lorsque, au contraire, la coopération entre enfants apprend à chacun à connaître les autres et, partant, à se connaître soi-même, l'intention prime sur l'acte et l'enfant découvre la valeur de la réciprocité. C'est ce respect mutuel, concevable d'ailleurs entre adultes et enfants dans la mesure où mes parents savent être camarades et pas seulement législateurs, qui apprend vraiment à l'enfant ce qui est le mensonge et ce qu'est la vérité.
Au point de vue intellectuel, il en va d'ailleurs exactement ainsi. L'égocentrisme intellectuel mène (4) au verbalisme, c'est-à-dire à l'habitude de se contenter de mots au lieu de penser objectivement le réel tel qu'il est. La contrainte intellectuelle de l'adulte, loin d'éliminer le verbalisme, le consolide au contraire simplement : la parole du maître, comme l'affirmation personnelle, dispense de réfléchir et inhibe l'esprit critique. Au contraire la discussion, le libre échange intellectuel, la coopération vraie (5) bref l'analogue du respect mutuel sur le plan de la pensée, façonnent la raison et délivrent du verbalisme.
Verbalisme et réalisme moral sont donc les produits de l'égocentrisme enfantin et de la contrainte adulte combinés.
Passons maintenant à la vérification de la seconde partie de nos hypothèses : que le respect mutuel seul façonne le sentiment du bien.
Bornons-nous ici encore, à un exemple privilégié, cherchons à analyser une notion morale qui doit son développement et son apparition même à la coopération entre enfants plus qu'à la pression adulte : la notion de justice (6).
Aucune notion, peut-être, n'est plus concrètement vécue par l'enfant que la notion de justice. Les rapports avec l'adulte et avec les proches sont tout entiers conditionnés par la conscience du juste. A l'école surtout, il s'établit très précisément une sorte de solidarité des enfants contre l'adulte et le mot de justice constitue le symbole de ralliement le plus désintéressé de cette franc-maçonnerie.
Il peut donc être intéressant de chercher ce qui se
passe en cas de conflits entre l'obéissance due à
l'adulte et la justice proprement dite. Racontons aux enfants pour
voir ce qu'ils en diront, des histoires comme celles-ci :
« - Une maman demande à l'un de ses fils plus de services
qu'à l'autre.
- Une maman favorise son fils le plus obéissant aux
dépens de l'autre.
- Un papa demande à l'un de ses fils de lui raconter les
bêtises qu'aura faites son frère, etc., etc. »
Il est facile de constater, au moyen d'un tel questionnaire,
qu'avant 7 à 8 ans, c'est-à-dire toujours durant ce
stade où la contrainte adulte et l'égocentrisme
enfantin s'allient de façon intime, la notion du juste ne peut
se dégager de l'obéissance aux lois :
« Si la maman veut que.., alors c'est juste ».
« Si le papa a commandé à l'un de raconter ce qu'a
fait l'autre, alors c'est juste ; ce n'est pas rapporter »,
etc.
Mais, d'autre part, après 8 ans en moyenne, la justice se
dégage de l'obéissance et devient un principe autonome
:
« La maman l'a dit. Il faut bien le faire, mais c'est pas juste.
»
Dans le cas de conscience d'ailleurs si délicat, de l'adulte qui demande de rapporter, les enfants sont maintenant presque unanimes à dire qu'il faut refuser ; ils préconisent même tous les subterfuges plutôt que d'approuver que l'on trahisse un proche.
L'égalité s'oppose ainsi à l'obéissance, et, chez l'enfant comme dans la société adulte, la conscience de l'égalité croît avec les propos de la solidarité. On peut même dire - et cela est à imputer à notre éducation défectueuse plus qu'à la conscience de l'enfant que la notion de justice s'acquiert en bonne partie aux dépens de l'adulte. Dès le stade antérieur à 8 ans, l'enfant emploie les expressions de « juste " et " pas juste " pour caractériser les sanctions infligées par l'adulte et ce qui n'est " pas juste " c'est la sanction trop sévère, la punition qui tombe à faux, ou l'absence de punition méritée. Là même où la justice se confond avec l'obéissance aux consignes, il y a donc déjà possibilité d'un jugement de l'enfant sur l'adulte. Dans la suite, la justice se libère de l'obéissance et devient dés lors un perpétuel moyen de contrôle au service de l'enfant.
La justice nous paraît ainsi constituer le type des notions dues au respect mutuel et à la coopération. Si l'on se rappelle jusqu'à quel degré d'organisation peut atteindre une société d'enfants, comme en témoigne le jeu de billes, que nous avons étudié plus haut, on comprend aisément que la notion de justice puisse naître des rapports sociaux entre enfants ou tout au moins qu'elle se développe plus facilement dans un tel milieu que sous l'influence des rapports qui existent entre l'enfant et l'adulte. D'où le rôle essentiel de la vie sociale en classe et du self-government comme procédés d'éducation morale.
Notons-le en conclusion : il en est de même en ce qui concerne la vie intellectuelle. La coopération entre enfants développe, avec la discussion, le sens du contrôle et le sens de la cohérence logique. Replié sur lui-même, l'enfant reste dans le rêve. Aux prises avec l'adulte, il est écrasé par une vérité qui reste extérieure à sa pensée. En collaboration avec ses proches, par contre, il développe tout à la fois sa personnalité et le culte de la vérité impersonnelle et objective.
Références:
(1). P. Bovet, "Les conditions de l'obligation de conscience ",
Année psychologique, 1912.
(2). Voir un article de Mlle Descudres, dans
l'Intermédiaire des Éducateurs de Genève. Nous
lui avons emprunté plusieurs tests.
(3). Le langage et la pensée chez l'enfant,
Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, coltl
Actualité pédagogique, 1923. Le jugement et le
raisonnement chez l'enfant, Neuchâtel et Paris, Delachaux
et Niestlé, coll. Actualité pédagogique,
1924.
(4). Dans le texte original il est écrit, par erreur,
même[Note de l'éditeur].
(5). Par opposition à la complaisance et au consensus
[Note de l'éditeur].
(6). Les résultats qui suivent ont été
recueillis tant par Mlle M. Rambert, diplômée de
l'Institut J.-J. Rousseau, que par nous-mêmes. [Son nom
apparaîtra plus tard parmi les collaborateurs du Jugement
moral chez l'enfant (1932). Note de l'éditeur].
Plan:
I. Les données psychologiques et les buts
de l'éducation morale
II. Les techniques générales de l'éducation morale
A. Autorité et liberté
B. Les procédés verbaux d'éducation morale
C. Les méthodes "actives" d'éducation morale
III. De quelques procédés classés selon les domaines de l'éducation morale
A. La formation du caractère et la culture de la bonté
B. Véracité et objectivité
C. L'éducation des tendances instinctives
D. Responsabilité et justice
E. Éducation civique et sociale
F. Éducation internationale
On peut classer les procédés de l'éducation morale à différents points de vue. Au point de vue des buts poursuivis tout d'abord : il est évident que la méthode sera tout autre suivant que l'on désire former une personnalité libre ou un individu soumis au conformisme du groupe social auquel il appartient. Nous n'avons, il est vrai, pas à traiter ici des fins de l'éducation morale, mais force nous est, pour classer les procédés, de distinguer ceux qui favorisent l'autonomie de la conscience, et ceux qui aboutissent au résultat inverse. En second lieu, on peut se placer au point de vue de la technique elle-même : pour nous en tenir à l'autonomie de la conscience, on peut se demander si un enseignement oral de la morale - une " leçon de morale " - est aussi efficace que le suppose un Durkheim, par exemple, ou si une pédagogie entièrement " active " est nécessaire à cette fin. Un même but étant donné, différentes techniques sont ainsi concevables. En troisième lieu, on peut classer les procédés de l'éducation morale en fonction du domaine moral envisagé : tel procédé excellent pour développer la véracité, la sincérité et les vertus que l'on peut appeler intellectuelles, reste-t-il bon dans l'éducation de la responsabilité ou du caractère ?
En classant l'ensemble des procédés de l'éducation morale selon ces trois points de vue, et en construisant ainsi une table à triple entrée, nous risquerions de sombrer dans le chaos. N'existe-t-il donc pas quelque division plus simple, quelque principe nous permettant de nous orienter simultanément dans les buts, les techniques et les domaines ? Nous le croyons, mais c'est à condition de partir d'abord de l'enfant lui-même et d'éclairer la pédagogie morale par la psychologie de la morale enfantine. Quels que soient les buts qu'on se propose d'atteindre, quelles que soient les techniques que l'on décide d'adopter et quels que soient les domaines auxquels on applique ces techniques, la question primordiale est de savoir ce que sont les disponibilités de l'enfant. Sans une psychologie précise des rapports moraux des enfants entre eux et de l'enfant avec l'adulte, toute discussion sur les procédés de l'éducation morale reste vaine. L'esquisse rapide des données psychologiques actuelles s'impose par conséquent. Elle nous permettra d'ailleurs de classer d'emblée les procédés en fonction de leurs buts.
Il est une proposition sur laquelle tous les psychologues et tous les éducateurs sont assurément d'accord : aucune réalité morale n'est entièrement innée. Ce qui est donné dans la constitution psycho-biologique de l'individu comme tel, ce sont des dispositions, des tendances affectives et actives : la sympathie et la crainte - composantes du " respect " - les racines instinctives de la sociabilité, de la subordination, de l'imitation, etc., et surtout cette capacité indéfinie d'affection qui permettra à l'enfant d'aimer l'idéal comme d'aimer ses parents et de tendre au bien comme à la société des semblables. Mais, livrées à elles-mêmes, ces forces purement innées demeureraient anarchiques : source des pires excès comme de tous les développements, la nature psychologique de l'individu comme tel demeure neutre au point de vue moral. Pour que se constituent les réalités morales, il faut une discipline normative, et pour que se constitue cette discipline, il faut que les individus entrent en rapport les uns avec les autres. Que l'on considère les normes morales comme imposées a priori à l'esprit ou que l'on s'en tiennent aux données empiriques, il reste vrai, au point de vue de l'expérience psycho-pédagogique, que c'est dans les relations interindividuelles que se développeront ces normes : ce sont les rapports qui se constitueront entre lui et les adultes ou entre lui et ses semblables qui amèneront l'enfant à prendre conscience du devoir et à mettre au-dessus de son moi cette réalité normative en quoi consiste la morale. Il n'y a donc pas de morale sans une éducation morale, l' " éducation ", au sens large du terme, étant précisément ce qui se superpose à la constitution psychophysiologique innée de l'individu.
Seulement - et c'est ici que se pose d'emblée la question des procédés de l'éducation morale - dans la mesure où l'élaboration des réalités spirituelles dépend des rapports que l'individu entretient avec ses semblables, la morale n'est pas une et il y aura autant de types de réactions morales que de types de relations sociales ou interindividuelles entre l'enfant et le milieu ambiant. Par exemple, la pression exclusive de l'adulte sur l'âme enfantine aboutit à de tout autres résultats que la libre collaboration entre enfants, et, suivant que l'éducation morale emploie de préférence l'une ou l'autre de ces techniques, elles façonnera des consciences et déterminera des conduites fort distinctes les unes des autres.
Or, en nous référant à un ensemble de recherches dont nous utiliserons surtout celles des sociologues, - de Durkheim et de son école en particulier - et des psychologues de l'enfance, - les travaux de Bovet et les expériences encore inédites que ces travaux nous ont suggérées (1) - nous croyons pouvoir affirmer qu'il existe, sinon en général du moins chez l'enfant, deux " morales ", c'est-à-dire deux manières de sentir et de se conduire, qui résultent de la pression sur l'esprit enfantin de deux types fondamentaux de rapports interindividuels. Ces deux morales qui se combinent plus ou moins intimement l'une avec l'autre chez l'adulte, dans nos sociétés civilisées tout au moins, sont fort distinctes durant l'enfance et ne se réconcilient que tard, au cours de l'adolescence. C'est l'analyse de cette donnée essentielle qui nous paraît indispensable pour la classification et l'étude des procédés divers de l'éducation morale.
Admettons avec presque tous les moralistes, que le respect constitue le sentiment fondamental rendant possible l'acquisition des notions morales. Deux conditions, nous dit M. Bovet (2), sont nécessaires et suffisantes pour que se développe la conscience de l'obligation : en premier lieu, qu'un individu donne des consignes à un autre, et, en second lieu, que cet autre respecte celui dont émanent les consignes. Autrement dit, il suffit que l'enfant respecte ses parents ou ses maîtres pour que les consignes prescrites par ceux-ci soient acceptées par celui-là et deviennent par le fait même obligatoires pour lui. Alors que Kant voit dans le respect un résultat de la loi, et Durkheim un reflet de la société, Bovet montre au contraire que le respect pour les personnes constitue un fait premier et que la loi elle-même dérive de ce respect. Ce résultat, essentiel pour l'éducation morale, puisqu'il conduit d'emblée à situer les rapports d'individus à individus au-dessus de n'importe quel enseignement oral et théorique, nous paraît confirmé par tout ce que nous savons de la psychologie morale enfantine.
Seulement, si le phénomène du respect présente ainsi une indéniable unité fonctionnelle, on peut, par abstraction, distinguer au moins deux types de respect (le second constituant un cas limite du premier). Il y a d'abord le respect que nous appellerons unilatéral, parce qu'il implique une inégalité entre celui qui respecte et celui qui est respecté : c'est le respect du petit pour le grand, de l'enfant pour l'adulte ou du cadet pour l'aîné. Ce respect, le seul auquel on songe d'habitude, et celui sur lequel M. Bovet a spécialement insisté, entraîne une contrainte inévitable du supérieur sur l'inférieur ; il est donc caractéristique d'une première forme de rapport social que nous appellerons rapport de contrainte. Mais il existe, en second lieu, un type de respect que nous pouvons qualifier de mutuel, parce que les individus qui sont en contact se considèrent comme égaux et se respectent réciproquement. Ce respect n'implique ainsi aucune contrainte et caractérise un second type de rapport social que nous appellerons rapport de coopération. Cette coopération constitue l'essentiel des relations entre enfants ou entre adolescents dans un jeu réglé, dans une organisation de " self-government " ou dans une discussion sincère et bien conduite.
Ce sont ces deux types de respect qui nous paraissent expliquer l'existence des deux morales dont on remarque sans cesse l'opposition chez l'enfant. D'une manière générale, on peut dire que le respect unilatéral allant de pair avec le rapport de contrainte morale conduit, comme M. Bovet l'a bien noté, à un résultat spécifique qui est le sentiment du devoir. Mais le devoir primitif résultant ainsi de la pression adulte sur l'enfant demeure essentiellement hétéronome. Au contraire, la morale résultant du respect mutuel et des rapports de coopération peut être caractérisée par un sentiment différent, le sentiment du bien, plus intérieur à la conscience, et dont l'idéal de réciprocité tend à devenir entièrement autonome.
Prenons quelques exemples de ces oppositions, à commencer par la soumission aux règles, à cet esprit de discipline dans lequel Durkheim voit le premier élément de la moralité. Lorsqu'on étudie de près, par observation systématique des jeux spontanés ou par interrogatoire sur la conscience de la règle, la manière dont l'enfant des différents âges se soumet à une discipline telle que la règle du jeu, on ne peut qu'être frappé de la différence de réaction des petits et des grands. Les petits, de cinq à huit ans à peu près, acceptent la règle des aînés, par respect unilatéral, et l'assimilent à un devoir prescrit par l'adulte lui-même : ils la considèrent comme intangible et sacrée. Néanmoins, tout en s'imposant ainsi aux consciences, la règle reste extérieure à elles et n'est en fait que fort mal observée. Les grands, au contraire, font la règle eux-mêmes, par coopération, et l'observent grâce au respect mutuel : cette règle autonome en vient à participer de leur personnalité et demeure dès lors scrupuleusement suivie. De même, il est des devoirs imposés par l'adulte qui restent lettre morte tant qu'ils sont des devoirs : la règle de ne pas mentir, si respectée soit-elle par la conscience des petits, n'est pas observée dans leur conduite effective. Dès que la même règle intervient à titre de condition de coopération, c'est-à-dire dès que les enfants la pratiquent entre eux, elle est non seulement mieux comprise mais véritablement appliquée. Il y a donc deux types de règles, allant de pair avec les deux respects : la règle extérieure ou hétéronome et la règle intérieure : la seconde seule aboutit à une transformation réelle de la conduite spontanée. .
En second lieu, les effets du respect unilatéral et du respect mutuel sont tout différents en ce qui concerne la personnalité. La contrainte adulte, comme en témoignent les exemples auxquels nous venons de faire allusion, ne saurait à elle seule refouler l'égocentrisme enfantin. La soumission, même intérieure, à ce Dieu qu'est l'adulte, et la fantaisie anarchique du moi ne sont contradictoires qu'en apparence : en fait l'anomie et l'hétéronomie trouvent l'une avec l'autre tous les accommodements. combien d'enfants ne nous ont-ils pas dit qu'il leur est bien permis de mentir quand on ne les voit pas ! Au contraire, la coopération aboutit à la constitution de la personnalité véritable, c'est-à-dire à la soumission effective du moi aux règles reconnues comme bonnes. La personnalité et l'autonomie s'impliquent ainsi l'une l'autre, alors que l'égocentrisme et l'hétéronomie s'entretiennent sans s'annuler.
En troisième lieu, du point de vue de la responsabilité, l'opposition demeure tout aussi nette. En faisant apprécier aux enfants un certain nombre de récits de mensonges, de vols ou de maladresses, nous avons trouvé ce qui suit. Dans la mesure où les règles de ne pas mentir et de ne pas voler demeurent des consignes imposées par l'adulte et acceptées par respect unilatéral, les mensonges et les vols sont évalués d'un point de vue entièrement réaliste, ou, comme disent les pénalistes, entièrement " objectif " : le mensonge le plus grave est le plus invraisemblable, celui qu'on a le plus de peine à croire, tandis que le moins " vilain " est le moins apparent ; le vol le plus grave est celui qui porte sur l'objet le plus coûteux, etc. L'intention ne joue que peu de rôle : l'acte matériel, ou plutôt la matérialité même de la désobéissance à la règle, sont tout. Au contraire, dès qu'il y a coopération, il y a responsabilité subjective et jugement en fonction des intentions. Les deux types de responsabilité qu'a mis en évidence l'histoire de la morale et que M. Fauconnet (3) a récemment si bien étudiés, se retrouvent ainsi chez l'enfant et constituent l'indice, le premier de l'extériorité [de l'] influence du rapport de contrainte et l'autre de l'intériorisation propre au respect mutuel et à la coopération (4).
Dans le domaine de la justice, mêmes réflexions. Tant que le respect unilatéral prime sur le respect mutuel, l'autorité prime sur la justice. Assurément l'adulte peut être juste avec l'enfant, et, par là même, son exemple fera loi comme principe de justice. Mais il peut arriver aussi que ses décisions entrent en conflit avec l'égalité des enfants entre eux (lorsqu'on demande plus de travail aux uns qu'aux autres, etc.). Dans ce dernier cas, les petits donnent immanquablement raison à l'adulte : est juste ce qui est conforme aux ordres reçus. Par contre, dès après 7-8 ans, la vie sociale entre enfants devenant de plus en plus étroite et réglée, le besoin d'égalité s'affirme avec plus de force. L'attachement aux groupes et la coopération deviennent, ici comme partout, facteurs d'égalitarisme. Dès lors, l'enfant mettra la justice au-dessus de l'autorité et la solidarité au-dessus de l'obéissance. Les notions propres à la justice distributrice nous paraissent ainsi se constituer en marge de l'influence adulte et parfois même aux dépens de l'adulte.
Quant à la justice rétributive ou à la notion de sanction, montrons encore, pour terminer par là notre exposé des données psychologiques du problème, combien la réaction de l'enfant est différente suivant qu'elle est dominée par le respect unilatéral ou le respect mutuel. La contrainte adulte est la source, sinon unique, du moins principale, de la notion de sanction expiatoire. Le seul moyen de faire appliquer une règle extérieure à la conscience du sujet est, en effet, de la sanctionner, par le blâme ou ces symboles matériels du blâme que sont les punitions. Or, comme l'enfant respecte l'adulte, cette réaction lui apparaît comme normale et nécessaire : toute faute entraîne ainsi un remords et une douleur, celle-ci constituant la conséquence obligatoire de la désobéissance. Au contraire, l'infraction aux règles de la coopération ou du respect mutuel ne provoque rien d'autre que la suppression momentané du lien de solidarité. Il y a donc deux sortes de sanctions, les sanctions expiatoires et les sanctions par réciprocité. Quant aux sanctions dites naturelles, elles impliquent toujours en fait un support social et rentrent donc dans les catégories précédentes. Or, en présentant à choix aux enfants (5) un certain nombre de punitions pour des fautes dont nous leur faisions le récit, nous avons observer une réaction relativement nette : les plus petits, dans la mesure où ils sont dominés par le respect unilatéral, optent tous pour l'expiation et sont même assez rudes dans leur manière de punir, tandis que les grands considèrent comme plus justes les simples mesures de réciprocité. Il est donc vrai de dire avec Foerster (6), que l'enfant réclame l'expiation. Mais il faut ajouter aussitôt qu'il en est ainsi seulement lorsqu'il est dominé par un certain type de relation sociale l'unissant à l'adulte et que, dans la mesure où il se rapproche de l'idéal de coopération et de self-government précisément préconisé par cet auteur, l'enfant se détache de la sanction expiatoire pour tendre à la pure réciprocité.
En bref, il n'est pas exagéré de parler de deux morales qui coexistent chez l'enfant et dont les caractères d'hétéronomie et d'autonomie conduisent à des évaluations et à des conduites fort différentes. Avant d'en venir aux buts de l'éducation morale, remarquons encore que ces deux morales se retrouvent également chez l'adulte, mais que leur dualité se marque à condition seulement d'envisager la totalité des sociétés actuellement connues grâce à la sociologie et à l'histoire. A la morale de l'hétéronomie et du respect unilatéral correspond plus ou moins la morale des prescriptions et des interdictions (tabous) rituelles, propres aux sociétés dites " primitives ", dans lesquelles le respect de la coutume incarnée dans les Anciens prime sur toute manifestation de la personnalité. La morale de la coopération, au contraire, est un produit relativement récent de la différenciation sociale et de l'individualisme qui est résulté du type " civilisé " de solidarité. Dans nos sociétés, par conséquent, le contenu même de la morale est, en gros, celui de la coopération. Autrement dit, les règles prescrites, même si elles le sont sous forme de devoirs catégoriques et d'impératifs à motivation religieuse, ne contiennent, à titre de " matière ", que l'idéal de justice et de réciprocité propre à la morale du respect mutuel. seulement, chacun, selon l'éducation qu'il a reçue, peut mettre l'accent, en ce qui concerne la " forme ", sur le sentiment du devoir ou sur la libre recherche propre au sentiment du bien.
En ce qui concerne le but de l'éducation morale, nous pouvons donc, par une abstraction légitime, considérer qu'il est de constituer des personnalités autonomes aptes à la coopération ; que si l'on désire, au contraire, faire de l'enfant un être soumis, durant toute son existence, à une contrainte extérieure, quelle qu'elle soit, il suffira de prendre, dans la suite, le contre-pied de ce que nous dirons. Nous n'avons pas à discuter ici des buts de l'éducation morale, seulement à les classer, pour savoir à quels résultats mènent les différents procédés pédagogiques que nous allons maintenant étudier. Pour la même raison, nous n'avons ici à prendre position entre morale religieuse et morale laïque : dans l'une comme dans l'autre, on trouve des traits appartenant à la morale du respect unilatéral et d'autres appartenant à la morale de la coopération. La " motivation " seule diffère. Nous cherchons donc à situer la discussion sur un terrain suffisamment objectif et psychologique pour que chacun, quelles que soient les fins qu'il se propose d'atteindre, puisse utiliser nos analyses.
Cela dit, le problème est le suivant. Parmi les procédés ayant cours en éducation morale, les uns ne font appel qu'aux ressorts propres au respect unilatéral et à la contrainte de l'adulte, d'autres ne font appel qu'à la coopération entre enfants, et d'autres enfin utilisent à des degrés divers ces deux sortes de mécanismes. Dès lors tous, d'après ce que nous venons de voir, reposent ainsi sur des réalités profondes de l'âme enfantine, si bien qu'on pourrait les considérer comme tous également bons. Seulement, loin de se présenter sous la forme d'une synthèse harmonieuse, les diverses composantes de la moralité de l'enfant nous sont apparues au contraire comme demeurant en opposition relative les unes avec les autres : il y a deux morales chez l'enfant et deux morales dont les conflits éclatent dès que la vie ou la réflexion psychologique leur donne l'occasion de se manifester. Si donc le but de l'éducation est de constituer des personnalités autonomes aptes à la coopération peut-on, comme on le croit en général, utiliser indifféremment l'une et l'autre des deux tendances fondamentales de la morale enfantine, et les utiliser aux mêmes âges ? Ou bien faut-il les utiliser successivement ou encore faire résolument primer l'une sur l'autre ? C'est ce que nous allons rechercher maintenant, en analysant les procédés de l'éducation morale, tout d'abord du point de vue de la technique générale mise en uvre et ensuite, du point de vue des différents domaines que l'on a coutume de distinguer.
A n'étudier les procédés de l'éducation morale que du point de vue de leurs techniques générales, on les peut considérer sous trois aspects distincts, selon qu'ils sont fondés sur tel ou tel type de respect ou de relations interindividuelles, selon qu'ils utilisent de différentes manières l'enseignement oral et selon qu'ils font ou non appel à l'activité même de l'enfant.
Le procédé le plus répandu de l'éducation morale est celui qui fait exclusivement appel au respect unilatéral : l'adulte impose ses règles et les fait observer grâce à une contrainte purement spirituelle ou en partie matérielle. Courant, mais peut-être jamais pur, en pédagogie familiale, ce procédé trouve son application la plus systématique dans le domaine de la discipline scolaire traditionnelle. Qu'il s'appuie sur une certaine morale religieuse ou sur une certaine morale laïque, le procédé est le même : pour l'enfant, en effet, peu importe que les règles émanent de Dieu, des parents ou des adultes en général si ces règles sont reçues du dehors et imposées une fois pour toutes.
Nous pouvons citer comme modèle de pédagogie morale fondée sur l'autorité le bel ouvrage posthume de Durkheim : L'Éducation morale. Ce livre est particulièrement instructif, parce que c'est au nom de préoccupations purement scientifiques (sociologiques) que l'auteur cherche à dépeindre une pédagogie combattue en général par les hommes de science et, en second lieu, par ce que ce sont des personnalités libres et autonomes que Durkheim prétend former : c'est à la morale de la coopération qu'il veut aboutir par le moyen de l'autorité. Comme la thèse de Durkheim est très représentative de notre éducation morale traditionnelle en Europe, il convient que nous la discutions en détail.
Trois éléments principaux constituent la moralité, selon Durkheim. D'abord l'esprit de discipline : la morale est un système de règles qui s'imposent à la conscience et il faut habituer l'enfant au respect de ces règles. Ensuite, l'attachement aux groupes sociaux : la morale implique le lien social et il faut cultiver la solidarité chez l'enfant. Enfin, l'autonomie de la volonté. Mais, comme la règle s'impose à l'individu sous la pression des groupes, être autonome signifie, non pas se libérer de cette pression, mais en comprendre la nécessité et l'accepter librement. Comment satisfaire à ces trois exigences dans la pédagogie scolaire ?
En ce qui concerne la discipline, c'est à l'autorité du maître seule et des règles de l'école en tant qu'institution adulte, que Durkheim prétend recourir. Il faut que l'enfant sente une volonté qui lui est supérieure, et il faut que chacune de ses (7) activités soit limitée et canalisée par ce système de prescriptions et d'interdictions que sont les règles scolaires. Il faut d'ailleurs qu'à travers le maître, la loi seule soit respectée et toute la discipline doit tendre à ce culte de la loi comme telle. D'où la nécessité de pénalités scolaires, la sanction constituant la manière tangible de souligner le blâme, celui-ci de son côté ayant pour fonction d'entretenir et de renforcer le respect de la loi. Quant à l'attachement aux groupes et à l'autonomie, c'est sur un enseignement purement oral que compte Durkheim pour les constituer, mais un enseignement fondé également sur le respect de l'adulte. Une fois que l'enfant a senti, grâce à son altruisme spontané et à la discipline acquise l'unité et la cohérence de ces sociétés que sont l'école et la famille, des leçons appropriées le conduiront à découvrir l'existence des groupes plus vastes auxquels il devra s'adapter : la cité et la nation, en attendant l'humanité elle-même. L'autonomie, d'autre part, y acquiert, grâce à un enseignement faisant comprendre à l'enfant la nature de la société et le pourquoi des règles morales.
Sans entrer dans la discussion des thèses sociologiques de Durkheim et en considérant simplement son livre comme représentatif d'une pédagogie d'autorité encore largement répandue en Europe, nous pouvons faire les remarques suivantes. D'une part, l'éducation morale fondée sur le respect exclusif de l'adulte ou des règles adultes, méconnaît cette donnée essentielle de la psychologie qu'il existe chez l'enfant non pas une, mais deux morales en présence : c'est donc la moitié, et non la moindre, des ressorts profonds de l'âme enfantine que négligent ainsi les procédés éducatifs fondés sur le seul respect unilatéral. D'autre part, on paraît ignorer que la morale adulte civilisée, celle précisément des sociétés auxquelles on cherche à adapter l'enfant, ressemble beaucoup plus à la morale des enfants entre eux (à la morale du respect mutuel et de la coopération) qu'à la morale d'autorité à laquelle on fait appel pour façonner l'esprit de l'enfant. On peut donc se demander si ce n'est pas une gageure que de confondre sous la notion unique de respect pour la règle deux choses ainsi distinctes que la contrainte unilatérale et la libre coopération d'esprits autonomes. En ce qui concerne la discipline, par exemple, il y a, non pas un seul, mais deux types de règles : la règle extérieure, acceptée par respect unilatéral et la règle intérieure due à l'accord mutuel. or, l'observation psychologique est en mesure de montrer, croyons-nous, combien la seconde est plus efficace : l'enfant tient, il est vrai, la première pour sacrée et intangible, mais il ne l'applique pas comme il applique la seconde, c'est-à-dire avec sa personnalité tout entière. Bien plus, la seconde ne dérive pas sans plus de la première. Elle suppose un ensemble de conditions fonctionnelles, toute une atmosphère d'activité et d'intérêt que seul le self-government peut réaliser. Quant à l'attachement aux groupes et à l'autonomie, croit-on vraiment que la parole d'un maître, même respecté, puisse faire plus, à elle seule, que l'expérience véritable ? Lequel sera le meilleur citoyen ou l'esprit le plus rationnellement et le plus moralement libre, de celui qui aura entendu parler, même avec enthousiasme, de la patrie et des réalités spirituelles, ou de celui qui aura vécu dans une république scolaire, le respect de la solidarité et la nécessité de la loi ? Il n'est plus permis aujourd'hui de trancher cette question sans consulter l'expérience, et l'expérience nous paraît faite. Rappelons simplement, à titre d'exemple, le livre d'un auteur si proche de Durkheim par sa manière de sentir la vie morale, le respect de l'autorité et la nécessité des sanctions expiatoires, mais dont l'expérience pédagogique l'a conduit à se rallier au self-government : le livre bien connu de F.W. Foerster : L'École et le caractère.
A l'autre extrême de la pédagogie morale classique défendue par Durkheim, nous voyons à l'uvre dans certaines écoles expérimentales, un procédé fondé sur la liberté absolue de l'enfant. Aucune contrainte adulte sous quelque forme que ce soit, aucune indication même sur la manière de se conduire vis-à-vis de ses proches ou des grandes personnes (8). Nous ne connaissons malheureusement pas de documents publiés assez complets pour résoudre le problème essentiel que soulève une telle tentative : en l'absence de tout rapport de respect unilatéral, l'enfant mis dès 3-4 ans en présence de ses semblables seuls, en viendra-t-il de lui-même au respect mutuel et à la coopération ? Arrivera-t-il à constituer une morale et cette morale sera-t-elle adaptée à celle de notre société adulte ? Nous sommes contraints de laisser la question ouverte. Mais on peut se demander ceci : le respect unilatéral ne remplit-il pas un rôle utile et nécessaire dans la mesure où il est spontané ? Or, il est indéniablement spontané chez le petit, en particulier dans la famille, et sur ce point le travaux de P. Bovet nous paraissent décisifs. Si donc nous menons en doute la valeur des procédés qui consisteront à l'imposer durant toute l'enfance et l'adolescence, nous ne pouvons inversement que rester sceptiques devant la tentative inverse. Lorsqu'on constate le temps qui a mis l'humanité à faire simplement place à la libre coopération, à côté de la contrainte sociale, on peut se demander si ce n'est pas brûler les étapes que de vouloir constituer chez l'enfant une morale du respect mutuel avant toute morale du respect unilatéral. Le devoir pur n'épuise pas la vie morale. Mais n'est-il pas nécessaire de l'avoir connu pour comprendre pleinement la valeur de ce libre idéal qu'est le Bien ? Le respect mutuel est une sorte de forme limite d'équilibre vers laquelle tend le respect unilatéral, et parents et maîtres doivent tout faire, croyons-nous, pour se constituer en collaborateurs égaux de l'enfant dès que cela est possible. Seulement, cette possibilité dépend de l'enfant lui-même et nous pensons que pendant les premières années il se mêle fatalement un élément d'autorité aux rapports qui unissent enfants et adultes.
La vérité nous semble donc entre deux et consiste à ne négliger ni le respect mutuel ni le respect unilatéral, ces deux sources essentielles de la vie morale de l'enfant. c'est ce que recherchent les procédés " actifs " d'éducation, dont nous parlerons tout à l'heure. Mais, avant d'en venir là, nous devons encore discuter le problème de l'enseignement oral de la moralité.
De même que l'école en général a cru pendant des siècles qu'il suffisait de parler à l'enfant pour l'instruire et former sa pensée, de même nombre de moralistes comptent sur le discours pour éduquer la conscience. On peut, il est vrai, distinguer un grand nombre de variétés dans l'enseignement de la morale par la parole, en allant du plus verbal au plus " actif ", c'est-à-dire du plus imprégné de contrainte spirituelle adulte au plus direct et plus proche de l'enfant. Il y a d'abord la " leçon de morale " telle qu'elle se pratique en France, conformément à un programme systématique portant sur les aspects principaux de la morale pratique (9). Il y a ensuite les entretiens moraux, sous forme de récits, de commentaires sur de grands ou de petits exemples historiques ou littéraires, etc. A citer en particulier la méthode Gould, ainsi que les entreprises de F.-W. Foerster et Ch. Wagner. En troisième lieu, il faut distinguer le procédé qui consiste à ne pas faire une place spéciale à la morale dans l'horaire des leçons, mais à utiliser les différentes branches de l'enseignement pour se livrer à des considérations morales saisies ainsi sur le vif. Enfin, mettons à part le procédé qui consiste à ne jamais parler de morale qu'à propos d'expériences effectives vécues par les enfants : la " leçon " n'est plus ici qu'un entretien provoqué par les péripéties du self-government ou du travail par groupe.
1) Comme exemples de " leçons " proprement dites, nous pouvons citer le Cours de Morale de Jules Payot (10), ou le Cours plus récent et plus vivant dû à F. Challaye et Mme M. Reynier (11). Le principe même des cours de morale nous paraît poser les deux questions que voici. Tout d'abord, parvient-on à intéresser l'enfant au problème traité, indépendamment de la personne qui le traite ? Si la leçon de morale peut être une chose admirable lorsqu'elle est donnée par un éducateur enthousiaste, n'est-ce pas le contact avec l'homme plus que le contenu du cours qui est vraiment fécond ? Et si la leçon est donnée par un homme non exceptionnel (ne disons rien de plus), ne risque-t-elle pas de créer dans l'esprit de l'enfant une prévention contre la morale elle-même ? En second lieu, une leçon, selon les principes de l'éducation fonctionnelle, doit être une réponse. Pour toucher le noyau vital de l'âme enfantine, un enseignement oral doit venir après et non avant l'expérience vécue. Si séduisantes et élevées que soient par conséquent les leçons auxquelles nous venons de nous référer, nous nous demandons si leur portée ne serait pas décuplée dans un milieu scolaire où la pratique même du self-government ou des uvres collectives a posé concrètement à l'esprit de l'enfant les mille questions qui donnent sa valeur et sa signification à toute codification de la morale adulte.
Il conviendrait, pour résoudre ces questions, de se livrer à une enquête expérimentale sur le résultat effectif des leçons de morale. D'une part, pour voir si la leçon a affiné le jugement moral lui-même, il serait indiqué de soumettre à des épreuves identiques les enfants ayant suivi le cours et d'autres ne l'ayant pas suivi. En second lieu, mais cela est bien plus difficile et supposerait une longue et méthodique observation, il faudrait déterminer si la leçon de morale, bien comprise de l'enfant et donnant lieu à une répétition verbale correcte, change quoi que ce soit à la vie même de l'enfant. Il importe de souligner que, du point de vue scientifique et psychologique auquel il faut nécessairement se placer où l'on veut vérifier le résultat de n'importe quelle méthode en pédagogie, nous ne sommes actuellement nullement en mesure de répondre à ces questions. Existe-t-il un rapport entre la finesse du jugement moral - à supposer que les " leçons " la développent en fait - et la mise en pratique de la morale ? Nous ne le savons même pas et une série de recherches devraient être entreprises sur de tels points, avant que l'on se permette de juger la méthode purement verbale d'éducation morale.
2) Quant aux entretiens excellemment préparés par F.-J. Gould et par F.-W. Foerster, leur succès en Angleterre et en Allemagne montre suffisamment qu'ils correspondent à quelque chose dans l'esprit de l'enfant. Le principe en est le suivant. Au lieu de partir d'une " leçon " pour l'illustrer par des exemples, ces auteurs commencent par le récit d'histoires soigneusement triées et classées, et la " leçon " ne consiste qu'en une réflexion en commun et une discussion sur ces récits. Il faut avouer que, le principe admis, les histoires proposées sont excellentes et hautement suggestives. Mais certains problèmes se posent à propos de cette méthode comme à propos des " leçons " proprement dites. On peut supposer, et c'est ce que l'observation semble bien indiquer, que des récits concrets et vivants agiront davantage sur la vie morale de l'enfant, que des commentaires plus ou moins théoriques. Encore serait-il intéressant d'établir la chose objectivement, en cherchant à éliminer le rôle personnel du narrateur et en déterminant selon quels acteurs les récits proposés exercent leur action sur l'esprit de l'enfant. Mais il est évident que la personnalité du narrateur constitue, ici comme à propos des " leçons ", le facteur de beaucoup le plus important. C'est ainsi que les causeries morales de Ch. Wagner (12), qui s'inspiraient d'un principe analogue à celui des entretiens de Gould ou de Foerster, produisaient sur les enfants une impression considérable, alors que les mêmes choses dites par un homme moins vivant, laissent froid ou - qui pis est - inspirent à l'enfant une certaine aversion contre cette morale qu'on veut lui inculquer du dehors et imposer à son admiration. A ce propos, une troisième question doit être soulevée ici. Est-il possible de transmettre, par l'intermédiaire d'un enseignement reposant lui-même sur le respect unilatéral, la morale de coopération, de respect mutuel et d'autonomie que préconisent la plupart des éducateurs ? L'exemple proposé par le récit du maître produit-il le même effet que si cet exemple était suggéré et discuté avec les enfants eux-mêmes à la suite d'une expérience " activement " faite de self-government ou d'une confession libre analogue à celles dont on use dans les " Ligues de Bonté ". Là encore nous manquons de matériaux et une enquête scientifique nous renseignerait plus sûrement que toutes les impressions subjectives des pédagogues férus de leur système.
3) Certains éducateurs sont hostiles à l'idée de leçons de morale, estimant que la morale ne saurait constituer une branche d'enseignement comme une autre, mais consiste en un esprit qui doit pénétrer toute l'éducation. Dès lors, à côté de l'atmosphère générale de la classe, ne compte-t-on dans ce cas, pour l'enseignement verbal de la morale, que sur les occasions offertes par les diverses branches. L'histoire et la géographie, la littérature et les leçons de langue, la composition, etc., deviennent ainsi terrains à discussions et à développements moraux.
Ce n'est pas ici le lieu de trancher la question de savoir si l'histoire ou toute autre science peut servir ou non à des fins morales. Si aucune discipline scientifique, l'histoire pas plus que les autres, ne doit être détournée de la pure recherche du vrai, il nous semble impossible de refuser à l'historien en tant qu'homme le droit de juger les faits qu'il a étudiés et même d'en tirer la leçon qu'il voudra. Par contre, une objection souvent faite est qu'à ne plus donner de leçons de morale, la morale risque de ne figurer dans aucune autre leçon : chaque maître, emporté par son propre sujet, remet à plus tard le soin d'en tirer la signification humaine et l'année se passe sans discussions morales. Cette difficulté mise à part, il faut avouer qu'un entretien organisé à propos de compositions de l'enfant ou de faits d'histoire, de géographie et de littérature est susceptible de se fondre beaucoup mieux avec les préoccupations de l'écolier et de porter ainsi davantage qu'un enseignement systématique et isolé de la morale. Mais cela dépend uniquement de la part d'activité que l'on accorde aux enfants dans la préparation de ces entretiens. A ce propos, on a tenté en Angleterre, principalement, d'utiliser en vue de l'éducation morale l'admiration spontanée des enfants pour les grands hommes. En organisant avec les élèves des commémorations périodiques, des " cérémonies in curriculum ", on parvient ainsi à exalter telles vertus et à fléchir tels vices ou tels fléaux sans verser dans l'artificiel des leçons de morale proprement dites. A ces fêtes collaborent naturellement les enfants eux-mêmes, qui travaillent à se documenter et à réunir de quoi célébrer en connaissance de cause l'anniversaire historique.
4) Tous les procédés oraux auxquels nous avons fait allusion jusqu'ici, ont ceci de commun qu'ils supposent comme seule source d'inspiration morale l'autorité du maître ou de l'adulte en général : la leçon est par conséquent l'organe de dispensiation de la vérité toute faite et l'enfant est contraint de recevoir celle-ci du dehors. Qu'elles le veuillent ou non, les méthodes orales reposent ainsi toujours sur un fond de respect unilatéral. Qu'en sera-t-il si le travail entier de la classe repose sur l'activité même de l'enfant et en particulier sur l'activité en commun ? Le respect mutuel devenant ainsi source d'expérience morale, la " leçon " est-elle appelée à disparaître entièrement ? Tout élément de discussion ou de transmission orale doit-il être proscrit ? Nous ne le pensons nullement, mais nous croyons que la " leçon de morale " doit tendre à ne plus dépasser le rôle assigné à toute leçon par la pédagogie moderne : constituer la réponse à une question préalable. Prenons comme exemple les entretiens moraux conduits avec tant d'habilité par les Directrices de la Maison des Petits, rattachée à l'Institut des Sciences de l'Éducation de l'Université de Genève (13). La méthode générale de cette école est la méthode " active ", c'est-à-dire que les enfants s'y livrent, individuellement ou en commun, à leurs travaux spontanés. Il va de soi, dés lors, que cette vie scolaire soulève sans cesse, dans l'esprit des enfants eux-mêmes, les nombreux problèmes moraux relatifs à la vie en commun, à la discipline, à l'effort personnel, etc. Chaque jour c'est un petit mensonge, un acte de turbulence ou de paresse qui provoque la discussion générale, ou encore l'allusion à une vertu ou à un bel exemple. Or ces discussions, qui se poursuivent d'abord entre enfants, en viennent presque toujours à un appel à l'opinion adulte. Alors, et alors seulement, le maître est en état de donner une leçon profitable : loin d'intervenir du dehors au risque de ne pas être écouté, il intervient sur demande et ses paroles acquièrent toute leur signification. Que ce système puisse être généralisé à tous les âges, nous verrons à l'instant que cela dépend de la méthode d'ensemble de l'enseignement. Nous tenions seulement pour le moment à souligner que, ramenée à ses justes proportions, la " leçon de morale " ne doit nullement être proscrite. Mais elle ne saurait se développer avec fruit qu'à l'occasion d'une vie sociale authentique à l'intérieur même de la classe.
L'" école active " repose sur cette idée que les matières à enseigner à l'enfant n'ont pas à être imposées du dehors, mais doivent être redécouvertes par lui au moyen d'une recherche véritable et d'une activité spontanée. " Activité " s'oppose ainsi à réceptivité. L'éducation morale active suppose par conséquent que l'enfant puisse faire des expériences morales et que l'école constitue un milieu propre à de telles expériences. Trois points nous paraissent devoir être soulignés à cet égard.
1) Pour les partisans de l'école active, l'éducation morale ne constitue pas une branche spéciale de l'enseignement, mais un aspect particulier de l'ensemble du système. Autrement dit, l'éducation forme un tout, et l'activité que l'enfant déploie à propos de chacune des disciplines scolaires suppose un effort de caractère et un ensemble de conduites morales aussi bien qu'une certaine tension de l'intelligence et que la mobilisation d'un nombre donné d'intérêts. Qu'il soit occupé à analyser les règles de la grammaire, à résoudre un problème de mathématiques ou à se documenter sur un point d'histoire, l'enfant qui travaille "activement" est obligé, non seulement vis-à-vis de lui-même, mais encore vis-à-vis du groupe social qu'est la classe ou l' "équipe" . à laquelle il appartient, à de tout autres conduites que l'écolier classique écoutant une leçon ou accomplissant ses " devoirs " scolaires. Alors que chez celui-ci tout se ramène à l'obéissance et aux vertus connexes, c'est- à-dire à la morale du respect unilatéral, chez le premier au contraire, la recherche scolaire entraîne les mêmes qualités personnelles et les mêmes conduites collectives d'entraide, de respect dans la discussion, de désintéressement et d'objectivité que la recherche scientifique chez l'intellectuel adulte. La classe constituant ainsi une association de travail, il va de soi que la vie morale est intrinsèquement liée à toute l'activité scolaire.
L'éducation du caractère en est, en particulier, singulièrement vivifiée et il n'est plus besoin pour stimuler l'effort, pour canaliser les habitudes et pour constituer le contrôle personnel, de recourir à des moyens extérieurs artificiels : le principe même de l'activité conduit à ces résultats. Pour se documenter sur ces expériences de la pédagogie nouvelle, qu'on lise les ouvrages et articles consacrés à l'éducation actives en Autriche, en Allemagne, en Angleterre, etc., etc.(14)
2) L'école active suppose nécessairement la collaboration dans le travail. Dans l'école traditionnelle, chacun travaille pour soi : la classe écoute le maître et chacun doit ensuite montrer, au cours de ses travaux et des épreuves appropriées, ce qu'il a retenu des leçons ou des lectures à domicile. La classe n'est ainsi qu'une somme d'individus et non une société : la communication entre élèves est interdite et la collaboration presque inexistante. Au contraire, dans la mesure où le travail fait appel à l'initiative de l'enfant, il devient collectif, car, si le petit enfant est égocentrique et inadapté à la coopération, les enfants en se développant constituent une vie sociale toujours plus étroite. La liberté du travail en classe a donc très généralement entraîné la coopération dans l'activité scolaire. Que ce processus ait été utilisé délibérément comme dans la méthode du « travail par équipe » de Dewey, de Cousinet, etc., ou qu'il se soit composé en marge de la méthode active, il est devenu très général (15). Or, il va de soi qu'une telle transformation est capitale en ce qui concerne l'éducation morale. Si vraiment le développement moral de l'enfant est fonction du respect mutuel autant que du respect unilatéral, ainsi que nous l'avons rappelé au début de ce rapport, la coopération dans le travail scolaire est appelée à devenir le procédé le plus fécond de formation morale.
3) Après le deux remarques d'ordre général que nous venons de faire, il faut maintenant en venir aux procédés " actifs " d'ordre spécifiquement moral. ces procédés s'inspirent de la notion bien connue de self- government. Pour apprendre la physique ou la grammaire, il n'est de meilleure méthode que de redécouvrir pour soi, par l'expérience ou par l'analyse des textes, les lois de la matière ou les règles du langage : de même, pour acquérir le sens de la discipline, de la solidarité et de la responsabilité, l'école « active » s'est efforcée de placer l'enfant dans une situation telle qu'il expérimente directement ces réalités spirituelles et en découvre peu à peu lui-même les lois constitutives. Or, puisque la classe forme une société réelle, une association reposant sur le travail en commun de ses membres, il est tout naturel de confier aux enfants eux-mêmes l'organisation de cette société. En élaborant eux-mêmes les lois qui réglementeront la discipline scolaire, en élisant eux-mêmes le gouvernement chargé d'exécuter ces lois et en constituant eux-mêmes le pouvoir judiciaire ayant pour fonction de réprimer les délits, les enfants acquièrent la possibilité d'apprendre par l'expérience ce qui est l'obéissance à la règle, l'attachement au groupe social et la responsabilité individuelle. Loin de préparer à l'autonomie de la conscience par des procédés fondés sur l'hétéronomie, l'écolier découvre les obligations morales par une expérimentation vraie, intéressant sa personnalité entière.
Le self-government a d'ailleurs revêtu en Europe les formes les plus diverses et, aujourd'hui encore, il est difficile de savoir exactement ce qui se pratique dans les différents pays sous ce nom général. Tantôt on se borne à confier aux enfants le pouvoir judiciaire : les tribunaux de classe apprennent ainsi à évaluer les actes et à juger les individus au cours de délibérations dont les témoins se sont plu à noter le caractère profondément éducatif (16). Tantôt on va plus loin et les écoliers sont investis du pouvoir exécutif et même du pouvoir législatif.
Malheureusement, si capitales que soient ces expériences, nous sommes encore mal renseignés sur leurs résultats exacts. S'il existe des exemples célèbres de réussite, dont la renommée s'est répandue grâce aux ouvrages de Foerster et de Ferrière (17), on sait aussi - et on a moins insisté là-dessus - que certains essais n'ont pas abouti. Il est fort difficile de faire la part, dans l'évaluation des expériences, de ce qui ressortit au self-government lui-même de ce qui tient aux circonstances extérieures (situation de la société adulte ambiante, externats ou internats, valeur des maîtres, etc.) et de ce qui ressortit enfin à la pédagogie générale de l'école intéressée (école active ou traditionnelle, etc.). C'est pourquoi le Bureau international d'Éducation a entrepris une enquête spéciale sur ce sujet, cherchant à analyser en toute objectivité les expériences faites et les résultats obtenus.
Sans pouvoir entrer dans le détail des références, citons cependant un ou deux essais simplement à titre d'exemples. Les expériences les plus instructives sont celles que l'on a pu instituer en conditions exceptionnelles, là où par la force des choses l'enfant peut, sans dommage pour lui, être séparé de l'adulte et fournir ainsi la mesure de ses capacités de self-government. Par exemple, le pédagogue russe Rougatcheff a su organiser à Kfar-dela-dine, en Palestine, une république d'enfants avec 110 petits réfugiés israélites des deux sexes (18). Cette république constitue sans doute le résultat le plus remarquable de l'autonomie enfantine, tant par le degré d'organisation et de solidarité qui a été atteint que par la diversité des tâches auxquelles les enfants ont dû faire face. Dans les internats, de même, le self-government a pu prendre une grande extension. Citons comme type l'école nouvelle de Frensham, près de Londres, fondée par Mrs Ensor, et dans laquelle l'expérience se poursuit avec succès depuis de nombreuses années : les procès-verbaux des séances, tenus par les élèves des deux sexes, attestent la vitalité des institutions démocratiques de cette école et la permanence de l'esprit de corps au travers des modifications incessantes des lois et des règlements. Les " Public school " elles-mêmes ont vu se développer des expériences analogues (19) : si elles sont possibles en de tels milieux, elles le sont assurément partout !
En admettant, avec la psychologie, que la vie morale se développe en fonction de rapports effectifs d'individus à individus, et en admettant, avec la pédagogie fonctionnelle, que l'éducation morale est liée à l'" activité " entière de l'enfant, nous sommes en possession d'un principe général dont les tentatives les plus récentes de la pédagogie européenne se sont bornées à diversifier les applications. Quel que soit le domaine envisagé de l'éducation morale, la méthode active cherche, en effet, toujours :
1) à ne pas prescrire d'autorité ce que l'enfant
peut découvrir de lui-même ;
2) par conséquent, à créer un milieu social
spécifiquement enfantin tel que l'enfant puisse y faire les
expériences voulues.
Voici quelques exemples :
Il faut à cet égard citer les Ligues de Bonté, bien connues ici puisque le premier rapport sur leur activité a été présenté au Congrès d'Éducation morale de La Haye en 1912. Pour faire partie d'une Ligue de Bonté, l'enfant s'engage simplement à
« se demander, tous les matins, ce qu'il pourra faire de bien dans la journée. Le soir, il doit se rendre compte du résultat de ses efforts et se rappeler aussi le bien qu'il a vu faire autour de lui (..). Ces résultats, quels qu'ils soient, qu'il s'agisse d'une victoire ou d'un échec, il les inscrit sur un papier non signé qu'il dépose dans une boîte, mise dans la classe à cet effet. Ces billets anonymes sont lus en classe à la leçon de morale. " (Extrait de la circulaire française)
Le succès de cette méthode si simple a été surprenant et contraste avec la carence de bien des méthodes simplement orales. D'où vient ce succès ? D'abord évidemment de ce que tout l'accent est mis sur l'activité même de l'enfant et non sur le discours. Les sujets qui servent de matière à la réflexion morale ne sont plus des épisodes historiques ou fictifs, que le maître propose arbitrairement et qui restent extérieurs aux intérêts spontanés de l'écolier : ce sont les actes mêmes de l'enfant. D'autre part, par le fait qu'il y a " ligue ", une mutualité est créée entre les enfants et le ressort puissant d'une recherche en commun est ainsi déclenché. Assurément, le risque subsiste que le maître s'impose trop au cours de la discussion et substitue son jugement à celui des écoliers. Mais, s'il est respectueux de l'enfant lui-même, le pédagogue intelligent pourra toujours s'effacer et laisser à la classe une autonomie suffisante dans l'organisation des ligues et dans l'évaluation des actes de leurs membres. C'est ainsi que, dans bien des cas, ce sont les enfants eux-mêmes qui ont désigné le titulaire du prix annuel des ligues (20). La souplesse de celles-ci laisse d'ailleurs la voie libre à tous les propres dans le sens du self-government et de l'activité de l'enfant (21) .
Un autre mouvement, mais bien trop connu pour que nous ayons à en parler longuement ici, doit son immense succès aux mêmes principes d'activité et de mutualité : c'est le scoutisme. Bornons-nous à souligner en quoi cette admirable expérience d'éducation morale est instructive au point de vue où nous nous sommes placés au cours de ce rapport. Dans le contenu même de sa " loi ", le scoutisme ne présente rien de très nouveau. L'appel à l'honneur pour former le caractère, l'appel au service d'autrui, l'équilibre entre santé physique et santé morale, ce sont là préceptes courants, et lorsque sir Baden-Powell cherche à codifier en ses écrits les articles de sa morale pédagogique, il ne dépasse guère les meilleurs faiseurs de leçons de morale. Mais, dans la pratique, quelle psychologie (22) ! Le propre du scoutisme nous paraît bien être, à cet égard, de réaliser l'équilibre le plus souple entre les deux morales de l'enfant que nous avons cherché à distinguer au début de ce rapport. Le respect des cadets pour les aînés et des aînés pour les chefs explique, tout d'abord, pourquoi les consignes de l'éclaireur ne restent pas lettre morte, mais acquièrent une valeur durablement obligatoire : Baden-Powell a fort bien compris, non que l'exemple est tout en éducation, mais encore que les relations de personne à personne constituent la vraie source des impératifs moraux. Seulement, et ce n'est pas là son moindre mérite, il a compris aussi que la morale du devoir ne constituait qu'une étape dans le développement de la conscience, et que le respect unilatéral demandait dès ses débuts à être tempéré par le respect mutuel, jusqu'au moment où celui-ci l'emportera définitivement sur celui-là. C'est pourquoi l'idéal du chef éclaireur est d'être non un commandant, mais un entraîneur (23) :
« L'instructeur ne doit être ni un maître d'école, ni un officier de troupe, ni un pasteur, ni un moniteur », il doit être « l'homme-enfant », « il doit avoir en lui-même l'âme d'un garçon ; il faut qu'il se mette d'emblée sur le même plan que ceux dont il s'occupera (24). »
En outre, entre le chef adulte et l'éclaireur enfant, toute une hiérarchie d'intermédiaires a pour effet de rendre insensible l'opposition du respect unilatéral et du respect mutuel, et par conséquent d'assimiler progressivement la morale du devoir à celle de la coopération et du bien. D'autre part, la société des éclaireurs constituant une grande fraternité, et grâce au système des patrouilles, une collection organique (25) de groupements fraternels, il va de soi que les conditions y sont meilleures pour le développement du respect mutuel et de la coopération. Pour qui sait, enfin, combien l'épanouissement de cette morale de la collaboration autonome est lié, chez l'enfant, à la pratique des règles des jeux collectifs, l'une des intuitions les plus remarquables du scoutisme apparaîtra d'avoir lié l'éducation du caractère et de l'altruisme à tout un système de jeux organisés.
En ce qui concerne cet aspect en quelque sorte intellectuel de la vie morale, on n'a rien trouvé de mieux comme procédé d'éducation, que les méthodes de collaboration dans le travail, dont nous avons parlé précédemment. Tout ce que nous savons actuellement de la psychologie de l'enfant semble démontrer que la pensée enfantine n'est spontanément portée ni à l'objectivité en général, ni même à la véracité. En effet, la fonction primitive de la pensée est d'assurer la satisfaction des désirs plus que d'adapter le moi à la réalité objective : lorsque l'adaptation sensori-motrice ne suffit pas à assurer cette satisfaction, la pensée assume ce rôle grâce à l'imagination et au jeu. C'est pour les autres et en fonction d'une collaboration organisée, que nous renonçons à notre fantaisie individuelle pour voir la réalité telle qu'elle est et pour faire primer la vérité sur le jeu ou le mensonge. Or, l'enfant est naturellement égocentrique, et tant qu'il n'a pas réussi à socialiser sa pensée, il ne comprend ni la valeur du vrai ni a fortiori l'obligation de la véracité.
Comment donc amener son esprit aux valeurs de vérité ? Les consignes adultes et les leçons les mieux faites suffiront-elles à atteindre sa conscience ? L'expérience nous montre le contraire : l'enfant a beau accepter les devoirs relatifs à la véracité et se sentir coupable en cas d'infraction aux règles, il n'arrive pas à incorporer à sa personnalité une loi qu'il ne comprend pas du dedans et continue à être dominé par les tendances naturelles de sa mentalité. Seule la collaboration des enfants et la pratique de la discussion organisée donne à chacun le sens de l'objectivité. Seule l'action commune fait comprendre à l'enfant ce qu'est le mensonge dans la réalité et quelle est la valeur sociale de la véracité. C'est ce que nous a montré l'analyse des évaluations morales de l'enfant concernant le mensonge : comme nous l'avons déjà dit, à l'âge du respect unilatéral, le sujet considère un mensonge comme d'autant plus coupable qu'il est invraisemblable et d'autant moins important qu'il a lieu entre enfants, tandis qu'à l'âge de la coopération, le mensonge est évalué en fonction de l'intention de tromper et le mensonge entre camarade apparaît comme plus " vilain " que le mensonge de défense (26) vis-à-vis de l'adulte.
Dans les grandes lignes, l'éducation de l'instinct sexuel ou de l'instinct combatif est évidemment subordonnée à l'éducation morale en générale. Tant vaudra l'efficacité des consignes, dans une éducation d'autorité, tant vaudra la soumission de l'enfant en ce qui concerne ses penchants à la colère, à la lutte ou ses mauvaises habitudes. Tant vaudra, d'autre part, l'épanouissement de sa personnalité grâce à l'activité collective des écoliers, tant vaudra sa capacité de contrôle personnel dans les mêmes domaines. Aussi n'avons-nous pas à revenir sur le rendement des méthodes dites " actives ", appliquées à ces nouveaux objets. L'appel des boy-scouts au respect mutuel et à l'honneur personnel, l'engagement de bien faire des Ligues de Bonté et surtout la mise en oeuvre des intérêts spontanés et des possibilités de collaboration sont d'une importance décisive en ce qui concerne la maîtrise de tendances instinctives. On peut dire qu'un trouble sexuel provient presque toujours, chez l'enfant, de ce que l'individu n'a pas trouvé un idéal dominant auquel se consacrer (27) : en remédiant à cela, l'éducation active intéresse ainsi l'éducation sexuelle.
Mais les recherches psychologiques (28) ont amené les pédagogues à entrevoir certains problèmes spéciaux à l'éducation des instincts : on a souligné, par exemple, les conflits moraux auxquels donnait lieu la curiosité relative à la naissance, soit que les parents aient trompé l'enfant, soit que des camarades malpropres aient prévenu les leçons d'adultes. On a décrit les déviations de la sexualité enfantine et surtout les refoulements et les atrophies affectives résultant de situations anormales. Pour parer à ces dangers, on a proposé diverses solutions : l'initiation précoce de l'enfant par la famille ou par l'école, une instruction biologique élémentaire donnée dès les débuts de la scolarité, etc. Malheureusement, les documents publiés sur ces sujets sont souvent empreints de notions a priori, qu'ils émanent de freudiens ou d'éducateurs hostiles aux tendances nouvelles, et l'esprit impartial est obligé de réclamer sur ce point comme sur tant d'autres un supplément d'enquête. Le juste milieu paraît être, en ce qui concerne les connaissances à donner à l'enfant, de ne pas prévenir sa curiosité mais de la satisfaire en toute objectivité, et, en ce qui concerne la lutte contre les mauvaises habitudes, de ne jamais employer ni la contrainte ni l'intimidation, mais d'entretenir la confiance en soi et de mettre tout l'accent sur l'éducation du caractère lui-même.
Un problème connexe, relatif lui aussi à l'équilibre affectif de l'enfant est celui de la coéducation. sur ce sujet encore,les considérations a priori priment malheureusement aussi l'expérimentation. Sans parler des considérations d'ordre religieux dont ce procédé a été l'objet, nous n'arrivons pas, par exemple, à comprendre les raisons que F.-W. Foerster a eues de le combattre, tant son argumentation est pauvre de faits et dominée par les affirmations subjectives. En réalité, la coéducation est appliquée actuellement dans toutes les écoles actives d'Europe, et elle apparaît à ses défenseurs comme un cas particulier de cette préparation à la vie à laquelle l'école nouvelle prétend parvenir. Si le succès croissant d'une méthode est gage de sa valeur, il y a là de quoi faire réfléchir. Si la valeur est indépendante du succès, qu'on nous fournisse alors une étude psycho-pédagogique détaillée sur l'équilibre moral des écoliers soumis à la coéducation, comparé à celui des écoliers ordinaires. Pour notre part, nous admettons difficilement, avant qu'on nous l'ait démontré, qu'hommes et femmes se comprendront mieux dans l'existence lorsqu'ils auront été éduqués séparément que lorsqu'ils se seront compris dès les bancs de l'école.
Le problème des punitions a donné lieu aux débats les plus suggestifs dans la pédagogie européenne. Au procédé traditionnel de la sanction expiatoire, un mouvement de plus en plus fort oppose l'école sans punitions et l'éducation de la responsabilité par le jugement des élèves eux-mêmes. A vrai dire, la situation reste extrêmement confuse dans les doctrines comme dans la pratique, au point que nous voyons des partisans de la pédagogie sociologique défendre les punitions et des protagonistes du self-government comme Foerster prêter aux enfants eux-mêmes le besoin d'expiation. La difficulté résulte, ici comme partout, des interférences inextricables de courants issus des deux morales qui se partagent l'esprit de l'enfant comme les aspirations collectives des adultes eux-mêmes.
Deux choses cependant apparaissent certaines. La première est que le développement de la sanction, comme fait social aussi bien que comme notion morale acceptée par la conscience de l'enfant, est corrélatif de la pédagogie de l'autorité extérieure. Le châtiment corporel, par exemple, est né à l'école et passé de là dans la famille, comme Durkheim l'a prouvé en des pages qui devraient être méditées par tous les parents et tous les éducateurs. Or, s'il a disparu de presque toutes les écoles de l'Europe, sauf certaines exceptions bien connues, il est malheureusement resté de règle dans la moyenne de la pédagogie familiale. Les punitions non corporelles mais également expiatoires demeurent, d'autre part, nécessaires partout où la loi n'a pas été établie en collaboration avec l'enfant lui-même.
En second lieu, il est certain que la discipline et le sentiment de la responsabilité peuvent se développer sans punition expiatoire aucune. Les expériences le plus nettes ont été faites à cet égard : les relations de coopérations suffisent à entraîner chez les enfants un respect de la règle tel que le simple blâme et le sentiment d'isolement moral résultant de la faute ramènent le coupable à la discipline commune.
Mais, entre ces deux extrêmes, une série de situations intermédiaires viennent compliquer le problème. En confiant aux enfants eux-mêmes le soin d'exercer la justice rétributive, on observe souvent que les punitions choisies par les juges sont de type expiatoire. Faut-il en conclure à la nécessité du procédé des punitions et se borner à transposer nos notions traditionnelles pénales en langage de self-government ? C'est ici peut-être que l'on constate le mieux combien l'éducation morale est solidaire de la pédagogie tout entière. Lorsque le self-government est limité à l'exercice du pouvoir judiciaire, par opposition aux pouvoirs législatif et exécutif, et surtout lorsque l'autonomie des écoliers ne va pas de pair avec une refonte de l'école entière dans la direction de l'" école active ", il va de soi que la conscience enfantine ne saurait être transformée en ce qui concerne la sanction (29). Il est tout naturel que l'enfant adopte les punitions classiques lorsqu'il s'agit de faire respecter des lois dans l'élaboration desquelles il n'est point intervenu. Il est donc naturel que toute la gamme des nuances s'observe entre les procédés extrêmes, puisque le jugement moral des enfants dépend de l'ensemble des relations interindividuelles dans lesquelles ils se trouvent engagés.
Le problème des punitions est donc de ceux sur lesquels une large enquête scientifique serait la plus souhaitable, mais il est aussi de ceux qui demeureront toujours le plus difficile à résoudre. Quant aux récompenses, tous les intermédiaires existent également, dans la pédagogie européenne, entre le système où toute action individuelle est sanctionnée et celui où l'action est à elle-même sa propre récompense. Les distributions de prix sont à citer comme exemple de la première méthode, mais il faut insister sur le fait que, même là où les palmarès sont en vigueur (comme dans les écoles publiques de suisse) les notes scolaires hebdomadaires ou trimestrielles équivalent à un véritable système de récompenses ou de sanctions. Au contraire, les écoles à méthode " active " tendent à éliminer toute récompense, non seulement à cause de la suppression des notes proprement dites, mais à cause du caractère collectif acquis par le travail. Les raisons psychologiques de cette transformation nous paraissent se ramener aux deux suivantes. D'abord, la récompense comme la punition est incontestablement la marque de l'hétéronomie morale : c'est lorsque la règle est extérieure à l'individu que, pour conquérir sa sensibilité, un symbole d'appropriation devient nécessaire. L'effort autonome répugne à de tels procédés. D'autre part et surtout, la récompense est le complément de cette émulation entre individus dont notre éducation morale classique a fait le grand ressort de toute la pédagogie.
Or, le bienfait de l'éducation active, en morale comme en matière de développement intellectuel, est d'avoir retenu ce qui est estimable dans la concurrence, pour l'utiliser dans l'émulation entre groupes ou équipes de travail et d'avoir rejeté cet élément de rivalité égoïste au moyen duquel l'autorité adulte a si bien su s'imposer aux écoliers soumis. Que cette transformation soit un bien ou un mal, il est incontestable qu'elle s'est opérée dans la ligne de la morale de la coopération et est ainsi solidaire d'une pédagogie plus proche de l'enfant lui-même en même temps, peut-être, que des exigences sociales présentes.
Ce que nous avons vu du scoutisme ou du self-government pourrait aussi bien être classé ici qu'à propos de l'éducation du caractère. En particulier l'effort du scoutisme pour la préparation de citoyens à la fois libres et disciplinés est tout à fait remarquable. Mais il convenait de réserver à la présente rubrique certains efforts particuliers d'éducation civique à base d'initiative et de travail actif. Le self-government, étant donné sa souplesse, se prête admirablement à ce genre d'expériences. Plutôt que d'imposer aux enfants une étude toute verbale des institutions de son pays et de ses devoirs de citoyen, il est, en effet, tout indiqué de profiter des tâtonnements de l'enfant dans la constitution de la cité scolaire, pour le renseigner sur le mécanisme de la cité adulte. Lorsque l'on constate à quel point les sociétés extra-scolaires d'enfants (club de sport ou d'histoire naturelle) sont l'occasion, pour les petits, de s'initier à la structure des sociétés privées adultes, on reste confondu de la lenteur avec laquelle nos écoles publiques utilisent les tendances sociales de l'enfant en éducation civique et économique.
A cet égard, ce sont des pays neufs que nous vient la lumière. La Pologne, dont le problème national est de réaliser l'assimilation de trois fractions chargées de traditions hétérogènes, la Tchécoslovaquie et l'Autriche, nouvelles unités appelées à vivre par elles-mêmes, ont compris l'importance du self-government en éducation civique. Dans nombre d'écoles publiques, les classes ont constitué des sortes de " communes "(30) à organes législatifs, exécutifs, judiciaires et même à fonctions économiques (coopératives scolaires), les communes ne sont naturellement pas de simples réductions des organisations adultes, car un tel jeu artificiel serait mieux fait pour dégoûter l'enfant de son modèle que pour le préparer à sa vie de citoyen. L'organisation de la commune est donc calquée sur les fonctions propres que ses institutions ont à remplir à l'école : administration de la classe, réglementation du travail, gérance des bibliothèques et musées scolaires, organisation de cercles et d'un journal des écoliers, tribunal d'arbitrage entre camarades, caisse d'épargne et fonds social, coopérative économique, etc. on se rend compte, à lire le récit de ces expériences et à constater leur durée (plusieurs " communes " continuent d'exister après le baccalauréat), combien la vie active des écoliers au sein de ces groupements a plus fait pour les initier à la tâche du citoyen que les leçons les meilleures.
Là où le self-government est absent de l'école publique, comme en France, certaines uvres parascolaires, comme les " Coopératives scolaires ", assument le même rôle. Admirables écoles d'entraide, ces coopératives ont en outre l'avantage d'initier les enfants aux mécanismes d'une administration et aux réalités économiques (31).
L'expérience montre donc combien les méthodes actives sont susceptibles de se différencier en fonction des divers besoins de l'éducation sociale. Il n'est jusqu'à l'éducation antialcoolique qui ne bénéficie de telles leçons. L'école fait beaucoup en renseignant l'enfant sur les dangers de l'alcool et en lui donnant, aussi concrètement que possible, le savoir indispensable pour résister au fléau. Mais que valent ces leçons tant que l'on ne réussit pas à engager l'enfant dans une activité autonome au sein du mouvement antialcoolique ? C'est ce dont se sont avisés les fondateurs de ligues analogues aux Ligues de Bonté dont nous avons déjà parlé, mais à buts spécifiquement antialcoolique : les " Bands of Hope ", l'" Espoir ", etc. La question qui se pose à ce sujet est de savoir si l'on peut demander à l'enfant des engagements positifs en ce qui concerne l'avenir. Mais sans faire plus que d'intéresser activement l'écolier à la documentation et à la propagande antialcoolique, on obtient ainsi de lui des efforts et des actes qui seuls donnent un sens à l'enseignement oral le plus parfait.
Nous ne citons que pour mémoire l'éducation internationale, dont l'étude détaillée nous conduirait en dehors de notre sujet et dont les méthodes sont bien connues des membres de nos Congrès.
Les principaux efforts ont porté sur la matière même de l'enseignement sur les procédés actifs de collaboration internationale entre enfants, sur le premier point, on peut citer les essais d'utilisation de l'histoire pour créer une atmosphère de rapprochement des peuples. Les procédés négatifs, comme l'élimination de tout ce qui, dans les manuels évoque les guerres ou les causes de conflits entre nations, ont donné lieu à toutes sortes de critiques de la part des historiens comme des pédagogues : il est, en effet, aussi dangereux de laisser ignorer ce qui est ou a été, en matière de maux internationaux, qu'il serait dangereux d'éduquer socialement l'enfant en lui laissant ignorer les tares de la société. Mais contre les procédés positifs, il n'y a rien à dire. Fournir à l'écolier un instrument actif de critique historique en lui faisant comparer les diverses interprétations d'un même fait, en lui faisant analyser les causes de malentendus, c'est lui donner un esprit de compréhension dont les bienfaits ne se feront jamais sentir aux dépens de l'objectivité historique. De même, développer l'histoire de la civilisation, et, comme le réclame F.-M. Maurette, l'histoire du travail (32), c'est compléter l'enseignement de l'histoire sans nuire le moins du monde à la vérité. Rappelons aussi les efforts accomplis dans le domaine de la littérature enfantine pour faire connaître aux enfants des divers pays les civilisations étrangères à la leur (33).
Quant aux procédés " actifs ", il faut citer avant tout les correspondances interscolaires individuelles, et diverses activités de la Croix-Rouge de la Jeunesse. Mieux que tous les renseignements, il va de soi que des échanges de lettres ou de documents, d'albums et même de jouets entre écoliers de différents pays contribue à l'information internationale de l'enfant et surtout entretient un intérêt si difficile à susciter sans cela. C'est ce qui explique le succès remarquable de ces tentatives et leur développement croissant (34). Dans certains pays, les groupes de la Croix-Rouge de la Jeunesse ont même acquis assez d'importance pour donner lieu à une véritable organisation autonome des enfants : c'est ainsi qu'en Hongrie, Mme J.-E. Vajkai a su tirer parti de l'activité propre aux Croix-Rouges de la Jeunesse pour organiser des groupes à base de self-government, dont les répercussions sur le caractère et la conduite des enfants sont dignes de la plus grande attention (35).
Une idée générale a inspiré ce rapport : c'est que les procédés de l'éducation morale doivent tenir compte de l'enfant lui-même. A cet égard, les méthodes dites " actives " nous ont paru supérieures aux autres. Mais si nous avons accentué cette thèse, c'est surtout dans l'intention de faciliter la discussion. En réalité, notre vraie conclusion est que sur les points les plus essentiels des vérifications expérimentales demeurent nécessaires. Ce qui manque le plus à la pédagogie, ce sont les recherches de contrôle. Nous savons à peu près ce qui se fait dans les diverses écoles d'Europe, mais nous ne savons presque rien des résultats de nos méthodes - des plus classiques comme des récentes - dans l'esprit même de l'enfant (36).
Références
(1). Le résultat de ces expériences paraîtra sous
peu dans un ouvrage intitulé : le jugement moral chez
l'enfant.
(2). P. Bovet, « Les conditions de l'obligation de conscience
», Année psychologique, 1912.
(3). P. Fauconnet, La Responsabilité, Paris, Alcan.
(4). Les crochets sont de nous [Note de
l'éditeur].
(5). Il convient de rectifier le texte en lisant : « en
présentant [au] choix [des] enfants
»[Note de l'éditeur].
(6). P. W. Foerster, Schuld und Sühne, München,
1920.
(7). L'édition originale porte : « ces
activités » [Note de l'éditeur].
(8). Nous pouvons citer l'essai de la Malting House à
Cambridge, dont les résultats seront discutés dans
l'important ouvrage que prépare Mrs S. Isaacs, ainsi que dans
un rapport auquel travaille actuellement Mr Pyke.
(9). Programmes officiels du 18 août 1920 pour les
Écoles primaires supérieures de garçons et de
jeunes filles.
(10). J. Payot, Cours de Morale, Paris, A. Colin.
(11). F. Challage et Marg. Reynier, Cours de Morale à
l'usage des Écoles primaires supérieures et des Cours
complémentaires, Paris, Alcan.
(12). Ch. Wagner, Par le sourire.
(13), voir Audemars M, et Lafendel L., in L'intermédiaire
des Éducateurs, passim.
(14). voir Seidel, Arbeitschule, Zurich, 1910.
Kerschensteiner, Bregriff der Arbeitschule, Leipzig, Teubner,
1912. Glockel, Die Entwicklung der Wiener Schulwesens,
Deutsche verlag f. Iugent à volk, Wien, 1927. Dottrens,
L'Éducation nouvelle en Autriche, Delachaux et
Niestlé, 1928. Rugg A. Shumaker, The Child Centered
School, Word Book Company, New York and Chicago, 1928, et le
dernier rapport de la Ligue internationale pour l'Éducation
nouvelle : Toward a New Éducation edited by w. Boyd,
Knopf, London and New York, 1930.
(15). Le Bureau international d'Éducation a entrepris une
enquête sur la pratique actuelle du travail par équipes
et sur ses résultats dans les principaux domaines de
l'enseignement. (L'enquête menée auprès de seize
États-membres a permis de recueillir une abondante
documentation sur 518 expériences de terrain). [Note de
l'éditeur].
(16). Voir par exemple dans la revue Der Säemann
(Pleubner) d'avril 1914 un article de Jos. Ruppet sur le
self-government judiciaire au " München Jugendheim ".
(17). F. W. Foerster, L'école et le caractère,
trad. P. Bovet, 5e éd. Neuchâtel et Paris, Delachaux et
Niestlé, coll. Actualité pédagogique. Ad.
Ferriére, L'autonomie des écoliers,
Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, coll.
Actualité pédagogique, 1921.
(18). voir J. Kessel, Terre d'amour, Paris, Flammarion, pp.
119-231.
(19). voir J.-H. Simpson, An adventure in Éducation,
London, Sidgwich and Jackson. [Dans le système anglais,
les " Public school " sont des lycées sélectifs
destinés à former les élites. Note de
l'éditeur].
(20). Page 26 du manifeste français.
(21). Les Ligues de Bonté Internationales, mouvement d'origine
suisse proche du BIE étaient, dans l'entre-deux-guerres, bien
implantées dans plusieurs pays européens dont la
France. Les animateurs du mouvement, protestants libéraux et
promoteurs de l'Éducation nouvelle, se
référaient explicitement à Pestalozzi dont Le
Chant du cygne situe amour et bonté au cur de
l'éducation. Nous remercions le prof. Daniel Hameline pour le
document qu'il nous a aimablement adressé [Note de
l'éditeur].
(22). Baden-Powell, Le guide du chef éclaireur, trad.
Camard, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, coll.
Actualité pédagogique, 1921, p. 11.
(23). Baden-Powell parle, non pas de chef, mais de " skipper ", terme
issu des sports collectifs et signifiant capitaine d'équipe
[Note de l'éditeur].
(24). Voir l'étude de P. Bovet, Le génie de
Baden-Powell, Éditions Forum.
(25). Dans l'esprit de Piaget, la solidarité inteme ou
organique découle de la perception autonome du bien ; elle
s'oppose à la solidarité externe ou mécanique
qui est le fruit du devoir hétéronome et de la pression
de conformité du groupe [Note de
l'éditeur].
(26). Dans le texte original il est écrit : « mensonge de
dépense » [Note de l'éditeur].
(27). Référence implicite au concept de sublimation.
Sur la formation psychanalytique de Piaget et son désaccord
fondamental, voir C. Xypas, " Pourquoi Piaget ne devint pas
psychanalyste ", Revue de l'Enseignement Philosophique, 1997,
n° 4, pp. 43- 55 [Note de l'éditeur].
(28). En particulier la psychanalyse et, en ce qui concerne
l'instinct de lutte, le livre de P. Bovet, L'instinct
combatif, coll. Actualité pédagogique.
(29). Participant au congrès de la Ligue Internationale pour
l'Éducation NouveIle, à Cheltenham ( 1936), Freinet
reprocha au self-government de libérer l'enfant physiquement,
mais de rester inefficace quant à la libération
intellectuelle et morale. Au regard de l'analyse de Piaget, Freinet
se trompe à deux niveaux : concernant l'éducation
morale, il confond le principe du self-government avec certaines de
ses modalités pédagogiques ; quant à
l'éducation à l'autonomie intellectuelle, le self-
government doit être complété,
impérativement, par un second procédé, le
travail en équipes [Note de l'éditeur].
(30). voir Bykowski, Patrowski et Kupcynski, L'éducation
civique en Pologne, Varsovie, Ksieznica Polska, 1922.
(31). voir Alice Jouenne et Aug. Fauconnet, L'enfance et la
coopération, Paris, " Presses Universitaires, 1929.
(32). F.-M. Maurette, L'enseignement de l'histoire du travail,
Genève, Bureau international d'Éducation, 1930.
(33). Littérature enfantine et collaboration
internationale, Genève, Bureau international
d'Éducation, 1929.
(34). voir P. Bovet, Correspondances interscolaires,
Développements nouveaux, Genève, Bureau
international d'Éducation, 1929.
(35). Vers la santé, fév. 1927, pp. 37-44, et
surtout J.-E. Vajkai, Child saving and Child Training. The
Budapest scheme, 2e éd., London, lire World's children,
1926.
(36). Ce texte est signé : Rapport de M. Jean Piaget,
Professeur de l'histoire de la pensée scientifique à
l'Université de Genève, Directeur du Bureau
international d'Éducation, Directeur-adjoint de l'Institut des
sciences de l'éducation.
La sociologie nous apprend que la liberté individuelle est une valeur dont l'apparition a été fort tardive. Les sociétés dites " primitives " reposent presqu'entièrement sur la subordination des jeunes générations aux " Anciens " et sur la soumission générale, des vieux comme des jeunes, à la tradition et à la volonté des ancêtres. Dans les grandes sociétés orientales et les sociétés antiques, qui ont connu le " patriarcat ", les fils restaient mineurs tant que vivait le Pater familias. Sur le plan politique, les multiples formes de la contrainte sociale ont exercé, durant des siècles et même des millénaires, une variété infinie de pressions intellectuelles, morales et juridiques sur la consciences et la conduite des individus. La vie sociale a bien longtemps réclamé de la personne humaine le conformisme obligatoire et la soumission aveugle et hétéronome.
C'est seulement lorsque la coopération a commencé de l'emporter sur la contrainte que la liberté individuelle est devenue une valeur nécessaire. La coopération c'est l'ensemble des interactions entre individus égaux (par opposition aux interactions entre supérieurs et inférieurs) et différenciés (en opposition avec le conformisme obligatoire). Sociologiquement la coopération s'est organisée en corrélation avec la division du travail social et avec la différenciation psychologique des individus, qui en est résultée.
La coopération suppose alors l'autonomie des individus, c'est-à-dire la liberté de pensée, la liberté morale et la liberté politique. Mais il faut bien comprendre que la liberté, née à la coopération, n'est pas anomie ou anarchie : elle est l'autonomie ; c'est-à-dire la soumission de l'individu à une discipline qu'il choisit lui-même et à la. constitution de laquelle il collabore avec toute sa personnalité.
Cela étant, l'éducation de la liberté suppose d'abord une éducation de l'intelligence et plus spécialement de la raison.
N'est pas libre l'individu qui est soumis à la contrainte de la tradition ou de l'opinion régnante, qui se soumet d'avance à tout décret de l'autorité sociale et demeure incapable de penser par lui-même. N'est pas libre non plus l'individu dont l'anarchie intérieure l'empêche de penser et qui, dominé par son imagination ou sa fantaisie subjective, par ses instincts et son affectivité, est ballotté entre toutes les tendances contradictoires de son moi et de son inconscient. Est libre, par contre, l'individu qui sait juger, et dont l'esprit critique, le sens de l'expérience et le besoin de cohérence logique se mettent au service d'une raison autonome, commune à tous les individus et ne dépendant d'aucune autorité extérieure (1).
Or, la vie scolaire traditionnelle prépare trop peu à cette liberté intellectuelle, parce qu'elle est trop souvent dominée par une sorte d'autocratie ou de monarchie absolue, qui se donne presque parfois pour une monarchie de droit divin. Le maître d'école, qui ne lutte pas lui-même contre cette tendance spontanée (tendance qui émane des élèves autant que de son propre comportement) risque d'être le symbole du savoir et de la Vérité toute faite, de l'autorité intellectuelle et de la tradition des " Anciens ".
Il faut apprendre aux élèves à penser, et il est impossible d'apprendre à penser sous un régime d'autorité. Penser, c'est chercher par soi-même, c'est critiquer librement et c'est démontrer de façon autonome. La pensée suppose donc le libre jeu des fonctions intellectuelles, et non pas le travail sous contrainte et la répétition verbale.
Or, les récentes recherches que nous avons pu poursuivre en psychologie de l'enfant montrent que les petits ne possèdent nullement la logique de façon innée, et même bien moins encore que l'on ne pouvait supposer. On peut fournir des preuves abondantes.
A 8-9 ans encore si l'on fait constater aux enfants l'égalité de poids de deux barres de laiton A et B, de mêmes formes et dimensions, puis l'égalité de poids de la barre B avec un morceau de plomb C, qu'ils s'attendaient à trouver plus lourd, ils ne concluront pas des égalités A = B et B = C à l'égalité A = C, mais s'attendront à nouveau à quelque chose comme A < C (2). De même, jusque vers 7 ans, l'enfant constatant par transvasements réels que les quantités de liquide contenues dans deux vases A et B de forme différente sont égales, puis ensuite que les quantités contenues dans deux vases (eux aussi de forme différente) B et C [le sont également], n'en conclura pas à l'égalité A = C, mais demandera à faire le transvasement pour pouvoir décider (3). Vers 7 ans également et souvent plus tard encore, les enfants ne sont pas sûrs (en moyenne) que si Paul a deux frères, chacun de ses frères en a deux aussi (4), etc., etc.
En outre, si l'on étudie, par simple observation et non plus par expérimentation, le développement des justifications, preuves ou démonstrations dans le langage spontané des enfants, on s'aperçoit que les petits n'ont aucun intérêt pour la recherche des preuves ou justifications logiques : ils croient d'emblée ce qu'ils pensent et témoignent d'une grande maladresse dans les discussions si un contradicteur leur demande leurs raisons. Ce ne sont que les grands, et principalement sous l'influence de la critique mutuelle, qui commencent à sentir le besoin de chercher des preuves à ce qu'ils avancent.
Étant donné ces faits, il va de soi qu'une éducation de la pensée, de la raison et de la logique elle-même est nécessaire et que c'en est la première condition de l'éducation de la liberté. Il ne suffit pas de remplir la mémoire de connaissances utiles pour faire des hommes libres : il faut former des intelligences actives .
or, la condition sine qua non de cette formation est l'épanouissement de l'activité des élèves à l'école même. Il faut que l'écolier fasse des recherches par lui-même, puisse expérimenter, lire et discuter avec une part d'initiative suffisante et n'agisse pas simplement sur commande. Certaines branches de l'enseignement ne s'en porteraient d'ailleurs que mieux. On apprend beaucoup mieux à manier sa langue maternelle en faisant des travaux personnels qu'en mémorisant la grammaire, et il y aurait beaucoup plus d'élèves qui comprendraient les mathématiques s'ils pouvaient expérimenter sur des problèmes réels (de physique élémentaire, de géométrie concrète et liée à des constructions matérielles) comme ont fait les sciences elles-mêmes en Égypte et dans l'Orient avant que les Grecs aient découvert la déduction abstraite. Et, sur le plan abstrait, on apprendrait peut-être beaucoup mieux aux grands à manier la raison en les laissant découvrir les démonstrations logiques qu'en les leur apprenant .
Mais cette éducation de la liberté intellectuelle suppose la coopération et la recherche en commun. Les rapports existant entre l'élève et le maître sont insuffisants à ce point de vue puisque le Maître = l'Autorité. Il est indispensable que les élèves puissent travailler en commun et discuter librement à certaines heures de la journée si l'on veut éduquer l'esprit critique et le sens des preuves. Il faut une vie sociale spontanée à l'école même, sinon l'élève individuel n'aura plus le choix qu'entre la soumission à l'autorité et l'anarchie individuelle, les deux écueils de la vraie liberté.
Ceci nous conduit au problème de la liberté morale ou sociale.
Dans l'éducation traditionnelle, l'enfant est soumis, pendant la majeure partie de la journée, soit à l'autorité des parents qui lui imposent consignes et devoirs, soit à l'autorité du maître qui le discipline par d'autres consignes et de nouveaux devoirs, il s'ensuit une morale d'obéissance ou d'hétéronomie, qui, si elle était prise à la lettre, conduirait au conformisme social le plus rigoureux. Le reste de son temps, l'enfant s'échappe, en réalité ou en imagination, pour se construire un monde à lui qui, s'il l'emportait, le conduirait à la rêverie solitaire ou à l'égocentrisme anarchique .
Mais il y a la vie, et, dans la vie, il y a les camarades et les rapports sociaux entre enfants. Or, ces rapports sont extrêmement intéressants à étudier. On constate, par exemple, que certains jeux collectifs des garçons supposent une discipline librement consentie, qui n'est nullement imposée par l'adulte mais construite par les enfants eux mêmes. C'est ainsi que le jeu de billes, qui demeure spécifiquement enfantin puisque, dans notre pays au moins, les adultes ne jouent plus aux billes, suppose un ensemble de règles très compliquées qui se transmettent fidèlement de génération en génération comme toutes les institutions sociales. Il implique surtout une morale du jeu, qui exclut la tricherie et impose le fair play, et qui développe tout un esprit de camaraderie et de solidarité, source de valeurs nouvelles, non imposées d'en haut mais créées par la coopération.
Or, c'est dans cette atmosphère de coopération que se développe l'autonomie par opposition à la fois à l'obéissance hétéronome et à l'anarchie. Pour les petits, il est vrai, la règle du jeu transmise par les aînés est encore sacrée et intangible, tandis que pour les grands elle peut être en partie modifiée et interprétée, mais par consentement mutuel et décision commune. C'est l'éducation de la liberté dans la discipline autonome qui se fait ainsi dans le jeu collectif, les sports, le scoutisme et, de manière générale, dans la vie sociale entre égaux (5).
Pourquoi donc l'école ne profiterait-elle pas de ces possibilités, que révèle l'étude psychologique du développement moral et social des enfants ? Ici encore, cela dépend avant tout de l'attitude du maître. veut-il jouer un rôle d'autocrate et transformer la classe en une monarchie absolue ou parfois même en une sorte de théocratie morale ? Il en a le pouvoir. Mais veut-il préparer des citoyens à la fois libres et capables de discipline intérieure (par opposition à la soumission externe et simplement conformiste ? Il lui faut alors s'inspirer d'un idéal démocratique dès l'école même, et non pas en paroles et en " leçons ", mais en pratique et dans la vie réelle de la classe.
Or, il y a longtemps déjà que deux sortes de méthodes ont cherché à utiliser la vie sociale des enfants entre eux dans l'éducation à la fois intellectuelle et morale des écoliers : c'est la méthode du " travail par équipes " et celle du " self-government " (6).
La méthode du travail par équipes consiste en une organisation de travaux en commun. Un certain nombre (quatre ou cinq par exemple) se mettent ensemble pour résoudre un problème, pour recueillir la documentation d'un sujet d'histoire ou de géographie, pour faire une expérience de chimie ou de physique, etc. Or, l'expérience montre que les faibles et les paresseux, loin d'être abandonnés à leur sort, sont alors stimulés et même obligés par l'équipe, tandis que les forts apprennent à expliquer et à diriger, mieux qu'ils ne le feraient s'ils restaient à l'état de travailleurs solitaires. Outre le bénéfice intellectuel de la critique mutuelle et de l'apprentissage, de la discussion et de la vérification, il s'acquiert ainsi un sens de la liberté et de la responsabilité réunies, de l'autonomie dans la discipline librement établie.
La méthode du self-government consiste de son côté à attribuer aux élèves une part de responsabilité dans la discipline scolaire. L'application très souple et pouvant aller à la simple attribution par le maître de fonctions limitées à certains élèves (surveillances diverses relatives aux locaux, aux vestiaires, bibliothèques, etc.) à une autonomie réelle en classe (organisation de la discipline par les élèves, jugement par eux-mêmes des cas de fraude et de tricherie, etc.) ou dans les activités parascolaires (organisation de coopératives scolaires, de clubs de lecture ou de sport, etc.) la méthode a donné lieu à une série d'applications diverses et à des études bien connues de tous (7).
De tels enseignements ne peuvent nous laisser indifférents pour la formation de citoyens libres en une saine démocratie. Leur résultat, partout où les essais ont été poursuivis sérieusement, a été de renforcer à la fois l'esprit de communauté et le sens de la liberté responsable. Il est très intéressant, en particulier, de noter que certains États totalitaires ont si bien vu les avantages de quelques-uns de ces procédés éducatifs qu'ils en ont utilisé certains aspects pour le renforcement des mouvements de jeunesse (8). Il serait assurément regrettable que la plus vieille des démocraties (9) ne comprenne pas tout le parti que l'on peut en tirer - et d'une manière bien plus directe encore - pour l'éducation de la liberté et de l'esprit démocratique lui-même (10).
Références:
(1). L'influence de Kant est ici manifeste [Note de
l'éditeur].
(2). Voir J. Piaget et B. Inhelder, Le développement des
quantités chez l'enfant, Conservation et atomisme,
Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1942.
[Lors de la deuxième édition, en 1962, le titre
devint : Le Développement des quantités physiques chez
l'enfant - Note de l'éditeur].
(3), Voir J. Piaget et A, Szeminska, La genèse du nombre
chez l'enfant, Neuchâtel et Paris, Delachaux et
Niestlé, 1941 [Les crochets sont de
l'éditeur].
(4). Voir J. Piaget, Le jugement et le raisonnement chez
l'enfant, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé.
1924.
(5). Voir Le jugement moral chez l'enfant, Paris, F. Alcan,
1932.
(6). voir Le travail par équipes et Le self-government
à l'école, Enquêtes du Bureau international
d'Éducation (Genève).
(7). Dix ans plus tôt, dans ses " Remarques psychologiques sur
le self-government " (1934), Piaget mettait en garde contre les
risques de manipulation des élèves [Note de
l'éditeur].
(8). Les régimes totalitaires ont vidés le
self-government de son contenu démocratique ne gardant que la
forme [Note de l'éditeur].
(9). Piaget se réfère à la suisse, bien
sûr [Note de l'éditeur].
(10). signé : Jean Piaget, Directeur de l'Institut des
sciences de l'éducation (Université de Genève)
et du Bureau International d'Éducation.
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Le célèbre psychologue de l'intelligence a
explicitement consacré à l'influence de
l'éducation sur la formation des valeurs un seul livre Le
jugement moral chez l'enfant (1932) (1).
On s'est souvent demandé pourquoi il n'a pas poursuivi des
recherches dans cette voie. Était-ce une parenthèse due
à un intérêt marginal ? Pour les tenants de cette
hypothèse, ni le psychologue de l'intelligence ni
l'épistémologiste - pour limiter Piaget à ses
deux principaux centres d'intérêt - n'étaient
réellement intéressés par les problèmes
de valeur ou d'éducation. Ils en veulent pour preuve que son
unique livre à ce sujet n'étudie point le comportement
moral mais un type particulier de jugement qui, fut-il
appliqué à la morale, n'en demeure pas moins d'ordre
intellectuel.
L'étude attentive de l'ensemble de son oeuvre, y compris de ses écrits biologiques et de philosophie religieuse, nous conduit au contraire à penser que cet ouvrage constitue l'aboutissement d'une longue quête et la réalisation d'un projet de vie où l'éducation et les valeurs occupaient une place centrale.
Attesté dès 1917 dans sa Lettre à Romain Rolland, son intérêt pour les valeurs s'épanouit dans les années trente sous la forme de nombreuses publications - dont Le jugement moral - mais aussi de son engagement personnel au service de la paix et de la collaboration internationale comme directeur du Bureau International d'Éducation. Il se poursuit en 1954 dans ses cours à la Sorbonne sur Les relations entre l'affectivité et l'intelligence dans le développement mental de l'enfant, pour s'évanouir en 1963 dans Problèmes de psychosociologie de l'enfance, son dernier écrit concernant les valeurs (2). Bref, l'intérêt de Piaget pour la morale et les valeurs s'étend, avec une intensité inégale il est vrai, de l'adolescence à la vieillesse, de 1917 à 1963. En quarante-six ans il publia, en plus du célèbre livre, dix-sept articles consacrés à l'éducation morale, sans oublier ses cours à la Sorbonne.
Une observation plus fine de cette production considérable nous permet d'y déceler quatre périodes :
En consultant la très longue liste des publications de Piaget, le lecteur attentif identifiera que 1917-1918 est une année de transition. Voici les faits : entre 1907, parution de son premier article et 1918 année de la rédaction de sa thèse de doctorat, Jean a publié 27 articles de sciences naturelles et quatre textes exprimant ses valeurs : un recensement sur " Bergson et sabatier " en 1914 ; La Mission de l'Idée, en 1915 ; Recherche, en 1917 - un roman autobiographique inspiré de Romain Roland ; La biologie et la guerre en 1918. En revanche, à partir de 1920 Piaget publie des articles et des livres de psychologie avec une cadence de plus en plus impressionnante, mais de moins en moins de textes biologiques (3). Tout se passe donc comme si l'année 1917-1918 fut une année charnière dans la vie de notre auteur.
La Mission de l'idée (1915/1) est un texte lyrique de soixante huit pages où notre jeune auteur - il n'a que 18 ans - ému par les horreurs de la Grande guerre, mû par une profonde volonté réformatrice de la société, dénonce le conservatisme sous toutes ses formes, social, idéologique, politique, intellectuel, religieux... Bref, il dénonce tout ce qui empêche l'évolution de l'humanité vers plus de compréhension et de tolérance. Il est étonnant de voir combien le jeune Piaget était animé d'une foi réelle et ardente, mais aussi d'une attitude violemment antiecclésiastique. Il accuse les Églises - aussi bien catholique que protestantes - d'être l'instrument de la bourgeoisie conservatrice, qui s'oppose à tout progrès pour maintenir ses privilèges économiques et sociaux, au dépens du peuple. Pire, il les accuse d'avoir trahi le Christ ! (p. 31-46) (4). La Mission de l'idée semble être le premier texte où notre jeune auteur exprime ses valeurs, à la fois chrétiennes et contestataires.
Mais c'est une lettre privée de 1917 qui nous fera découvrir l'existence d'un véritable projet de vie : fonder la morale sur la science. Le 4 août 1917, Jean adresse une lettre à l'auteur qu'il admire le plus, Romain Rolland. Il lui annonce son intention d'affranchir la morale de la foi religieuse pour la fonder sur la science ! C'est son projet de vie :
" On ne vit pas sans affirmer une valeur absolue qui donne un sens à la vie. Je l'affirme sans preuve, c'est la foi. Dès lors le grand problème est de baser la morale sur la science, puisque la foi est indépendante de la métaphysique et que la métaphysique est vaine et c'est le problème qui fait ma vie. Je crois tenir une solution. Je travaille à l'étayer. » (1966, p. 7)
Il développera ses idées quelques mois plus tard dans Recherche (1918 a), une sorte d'essai autobiographique. Nous sommes encore en pleine Grande Guerre que Jean juge d'autant plus absurde qu'il est convaincu que la morale est un phénomène naturel, que l'évolution est à la fois biologique et morale, que la morale est le fruit de la coopération, et qu'elle est basée sur le mécanisme de l'équilibration biologique. Il affirme que le vrai est une équilibration idéale vers laquelle tendent les déséquilibres réels et conclut que seule l'implication mutuelle du vrai et de la valeur peuvent rendre possible le salut de la société. A plus d'un titre, Recherche constitue une véritable profession de foi permettant de comprendre les valeurs fondamentales qui sous-tendent le cheminement intellectuel de Piaget.
On y discerne certes l'influence de Jean-Christophe (1912), le roman-fleuve de Romain Rolland en lequel s'est reconnu toute une génération ainsi que l'Évolution créatrice (1907) d'Henri Bergson. Mais surtout on y trouve pour la première fois quelques unes de ses intuitions fondamentales, thèmes majeurs qui seront magistralement développés quatorze ans plus tard, dans Le jugement moral chez l'enfant (1932) et que l'on retrouve, sous une forme à peine modifiée dans Problèmes de psychosociologie de l'enfance (1963), sa dernière contribution à ce sujet. En un mot, il est surprenant de trouver écrites dès 1918 ses conceptions fondamentales sur la morale, bien avant sa fameuse enquête sur le jeu de billes qui est sensée être à l'origine du Jugement moral (1932).
Nous trouverons la justification théorique de ses intuitions dans un troisième texte de cette période, au titre déconcertant La biologie et la guerre. Il éclaire de façon inattendue les conceptions ultérieures de notre auteur sur la morale, l'intelligence et l'éducation. Il s'agit en fait de sa première tentative de donner un fondement scientifique à la morale.
Le 20 janvier 1918, notre jeune naturaliste publie, à la demande de la rédaction de la revue neuchâteloise Zofingue, un article intitulé " La biologie et la guerre " (1918/1). Il se pose une question essentielle, à savoir « si la guerre est oui ou non dans la logique inteme de l'évolution biologique ». Il prend la précaution d'indiquer qu'il ne s'agit pas d'un article scientifique, car il ne croit pas « qu'un naturaliste puisse rien dire sur ce sujet avant longtemps » (p. 374), ce que la controverse actuelle sur la sociobiologie semble lui donner raison (5). Modestement, il se propose de présenter sa « petite idée » (p. 375). La voici :
Il critique à la fois le darwinisme et le lamarckisme - notamment dans la version étroite de Le Dantec - à partir des postulats que le bien s'identifie avec la vie, et que l'aspiration morale " est ce qu'il y a de plus profond dans la conscience de l'homme " (p. 376). Partant de telles convictions saturées en valeurs, son argumentation, on s'en doute, est plus philosophique que biologique. Il reproche au darwinisme de nier l'hérédité de l'acquis, par conséquent l'influence du milieu, et de " voir dans la concurrence entre individus et entre espèces tout le mécanisme de l'évolution " (p. 377). En déclarant que la lutte est dans la logique interne de la vie, le darwinisme justifie l'individualisme, le nationalisme étroit, l'agressivité, bref la guerre...
Sa critique à l'égard du lamarckisme est à la fois plus originale et plus subtile, d'autant plus que, comme nous le verrons, elle a exercé sur lui une influence créatrice. Il lui reproche fondamentalement de minimiser le comportement autonome de l'être vivant en ramenant toute l'évolution à l'influence du milieu. Jean critique notamment la position de Félix Le Dantec, le célèbre biologiste lamarckien décédé quelques mois plus tôt en 1917, qui poussa la théorie jusqu'au bout de sa logique : si c'est le milieu seul qui est facteur de variation, tout ce qui entoure l'être vivant tend à agir sur lui et à le déformer. Pour conserver son individualité, le vivant devrait se défendre seul, soutenant, en quelque sorte, l'opposition de tout l'univers ! Et Le Dantec arrive à la conclusion que
" tout ce qui n'est pas moi m'est hostile et dans ce non-moi rentrent les individus de mon espèce, les autres espèces, toute la vie " . (p. 379).
Le Dantec va encore plus loin en affirmant que même les êtres que nous aimons déposent en nous leur empreinte, et en cela ils nous diminuent ! Au lieu d'assimiler, pour préserver notre individualité, nous les "imitons", comme l'il est obligé d"'imiter" le rayon lumineux qui le frappe, comme une espèce animale "imite" la condition nouvelle à laquelle elle doit s'adapter, comme un protoplasme "imite" la toxine qu'on lui injecte. Et à Piaget de remarquer que " c'est la lune la plus formidable que l'on puisse concevoir " (p. 378), pour conclure que le lamarckisme légitime l'égoïsme comme base de la société, la lutte comme logique inteme de la vie, la guerre comme nécessité.
N'oublions pas que nous sommes en 1918, au moment où les pertes humaines sont particulièrement élevées, que Jean est un chrétien fervent tiraillé entre la science et la foi, dans une suisse neutre mais également divisée par les sentiments pro-français des suisses romands et la solidarité germanique des suisses alémaniques. Notre philosophe-naturaliste se trouve en dissonance cognitive. D'une part, en biologiste, il donne
« gain de cause au lamarckisme, ce qui n'exclut d'ailleurs pas la sélection naturelle à titre de facteur secondaire et accidentel » (p. 378),
mais d'autre part, en moraliste chrétien, il refuse de légitimer l'égoïsme et la lutte. Il lui fallait une théorie biologique qui bannit la guerre, condamne l'individualisme et l'agression, et érige la coopération entre individus et entre nations comme facteur d'évolution et de progrès. Cette théorie n'existant pas, notre philosophe naturaliste va la créer. Sous nos yeux. Nous approchons la source d'où jaillit le fondement du futur système piagétien.
Le Dantec expliquait l'adaptation des êtres vivants par les concepts d'assimilation et d"'imitation", l'assimilation à soi s'opposant à 1"'imitation" d'autrui, entraînant une certaine perte du soi. C'est ici que notre jeune penseur (il n'a que 22 ans), fait preuve de génie : il retient les mécanismes complémentaires d'assimilation et d' " imitation " mais en renversant leur rapport et en les finalisant par l'équilibration. Il commence par reconnaître que dans les phénomènes de digestion, assimilation et " imitation " (6) sont certes antagonistes mais pour remarquer aussitôt que dans les phénomènes psychologiques les deux mécanismes sont solidaires :
« On est d'autant plus soi-même que l'on comprend mieux son milieu » (p. 379). Et de façon générale, « dans tout phénomène conscient assimilation et imitation sont en raison directe l'une de l'autre. Bien plus, écrit-il, je prétends que dans tous les phénomènes essentiels de la vie il en est ainsi ». (p. 380)
De concepts antagonistes, assimilation et accommodation deviennent dorénavant complémentaires. Ce n'est pas un simple changement de perspective mais une petite révolution copernicienne, non pas en biologie où elle resta sans suite, mais en psychologie où elle fut à la base du système piagétien (7).
Il en tire des conséquences surprenantes au niveau de l'intelligence, de la morale et de la société :
« Pour ce qui est de l'intellectualité, la compréhension des choses permettra une assimilation véritable (...). Pour ce qui est de la morale, seul l'amour, la caritas, épanouira le moi. Pour ce qui est de la société, seules la coopération et la paix travailleront au bien des groupes sociaux. » (p. 380)
Dans La biologie et la guerre, le jeune Piaget est à la recherche de cette troisième explication biologique dépassant darwinisme et lamarckisme : il y postule déjà que l'être vivant est acteur de son adaptation mais en interaction pacifique avec son milieu. Ne fournissant aucun argument biologique, il rejette le darwinisme et le lamarckisme de Le Dantec, pour des raisons éthiques (8). N'est-ce pas surprenant de parler d'amour et de caritas dans un texte de philosophie de la science ? C'est pourtant ce bref passage qui dévoile l'influence profonde de la morale évangélique sur la formation du système piagétien. En effet, sa conception de la caritas ne devrait pas être rapprochée ni de l'empathie rogerienne, ni du concept controversé d' " altruisme " en psychobiologie, où il s'agit d'un comportement programmé génétiquement. Il s'agit plutôt d'une référence au sublime hymne à la charité de saint Paul :
« Quand même je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne serais qu'un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. . etc. (9) »
Ce n'est qu'en 1967 que Piaget, à soixante-onze ans, se risqua à proposer sa propre théorie de l'évolution des espèces dans Biologie et connaissance, puis de façon plus précise en 1974 dans Adaptation vitale et psychologie de l'intelligence, pour récidiver deux ans plus tard avec Le comportement moteur de l'évolution, son ouvrage le plus méconnu mais aussi sa principale et dernière publication biologique.
Mais dès 1918, dans La biologie et la guerre, il explique l'adaptation du vivant à son milieu par un mécanisme général et universel composé des concepts complémentaires d'assimilation et d'accommodation, ce qui revient à donner une assise biologique à l'intelligence ; il établit un rapprochement hardi entre morale, intelligence et socialisation. Il pressent déjà le rôle central de la coopération comme mécanisme unificateur, permettant le développement des diverses composantes de la personnalité autonome et de la véritable socialisation... Mais ce qui n'est encore qu'une intuition sera développée dans ses écrits sur l'éducation de la période suivante (1928-1934) ; il dévoile son attachement à la paix et la collaboration entre les peuples.
En conclusion, La Biologie et la guerre est un texte capital pour la compréhension du cheminement intellectuel du jeune Piaget. ce texte méconnu s'avère programmatique dans le sens où son auteur pour la première et, à notre connaissance, unique fois dévoile dans leur interdépendance tous les aspects de son projet de vie :
1) proposer une théorie de l'évolution qui ne soit
ni darwinienne ni tout à fait lamarckienne, justifiant non pas
la lutte mais la coopération entre les individus, les
espèces et le sociétés ;
2) donner une base biologique à l'explication de
l'intelligence ;
3) donner une assise scientifique à la morale en
érigeant la coopération en mécanisme central
;
4) expliquer l'intelligence, l'affectivité, la morale et la
société par une théorie unique, unifiant le
comportement de l'homme ;
5) servir la coopération et la paix entre les nations,
engagement personnel qui se concrétisera, à partir de
1928, par son action comme directeur du Bureau international
d'Éducation.
Ayant définit son projet de vie, Piaget se rend compte des limites de la biologie qu'il délaisse progressivement au profit d'autres champs épistémologiques, la psychanalyse, la psychologie de l'enfant et la sociologie des valeurs (10).
La période la plus productive de notre auteur au sujet de l'éducation morale s'étend de 1928 à 1934. A cette époque, tout en poursuivant ses autres travaux sur la genèse et le développement de l'intelligence, Piaget donne corps à son projet de jeunesse qui se consolide et se précise.
Le projet initial consistait à supprimer les causes - anthropologiques dirions-nous aujourd'hui - de la guerre. Pour cela le XIXe siècle finissant et le premier quart du XXe rendaient responsable la " séparation de la science et de la foi ". D'une part le progrès technologique entraînait une industrialisation trop rapide et des désordres sociaux, d'autre part l'affaissement du sentiment religieux entraînait un tassement de l'échelle des valeurs morales. Il s'agissait en somme d'une crise des valeurs analogue à celle d'aujourd'hui ! Or Piaget perd très tôt - vers quinze ans - la foi en un Dieu transcendant. Il lui faut donc baser la morale sur autre chose. Ce sera la science. Non pas la biologie mais une discipline que Piaget considère comme son prolongement, la psychologie génétique. Mais pourquoi la psychologie ?
Le nouveau projet retient de l'ancien l'essentiel, à savoir la finalité : il s'agit toujours de libérer l'homme de la morale conventionnelle et hypocrite (projet moral) afin de former le citoyen pacifiste et supprimer la guerre (projet politique). Mais il manquait à notre auteur un chaînon articulant jugement moral et jugement politique, morale autonome et pacifisme, morale hétéronome et xénophobie... Or le " chaînon manquant ", c'est l'égocentrisme intellectuel. C'est lui la cause de la morale conventionnelle et hétéronome ! Cette découverte, une des plus importantes dans toute la courte histoire de la psychologie morale, constitue le socle de la pensée morale de Piaget.
Dorénavant, Piaget a acquis une double conviction :
1) seule l'éducation peut libérer l'homme de la
morale conventionnelle et, de manière générale,
de son égocentrisme (intellectuel et moral) pour l'ouvrir
à l'universel ;
2) éducation morale et éducation intellectuelle
constituent les deux faces d'une même médaille.
L'éducation constitue un tout.
Dorénavant, son projet moral s'intègre dans un mouvement pédagogique porteur d'élan, l'Éducation nouvelle, répandu de par le monde, mais dont l'épicentre se situe à Genève, à l'Institut Jean-Jacques Rousseau.
Déjà psychologue de l'enfance de renommé internationale, il s'engage aux côtés de Bovet et de Claparède pour promouvoir l'Éducation nouvelle. Le 15 août 1929, succédant à Bovet à la direction du Bureau International d'Éducation, Piaget accepte une responsabilité périlleuse : la direction d'une association privée de création récente, mais déjà si lourdement endettée que de l'aveu de Bovet lui-même : " Ou l'on trouverait pour le BIE une nouvelle formule, ou il disparaîtrait au cours de cet été 1929 " (11). Dans ces conditions, accepter la direction du Bureau n'était ni une fonction purement honorifique, ni une sinécure - comme certains ont osé le dire ! - mais un acte de courage et d'engagement qui honore Piaget et qui témoigne de la sincérité de ses convictions éducatives.
En à peine six ans, Piaget renouvelle complètement notre savoir sur le développement du jugement moral et sur l'éducation aux valeurs. Il leur consacre un livre et douze articles volumineux, selon le rythme suivant : un en 1928, quatre en 1930, trois en 1931, un en 1932 (mais il convient d'y ajouter la publication du Jugement moral chez l'enfant), un en 1933, deux en 1934.
Voici la liste des écrits de cette période concernant directement l'éducation morale (12) :
- " Logique génétique et sociologie " (1928/2)"
- * " La règle morale chez l'enfant " (1928/4).
- " Le développement de l'esprit de solidarité chez
l'enfant " (1930/2).
- " La notion de justice chez l'enfant " (1930/2).
- * " Les procédés de l'éducation morale "
(1930/4).
- " Le parallélisme entre la logique et la morale chez
l'enfant " (1930/7).
- * " L'esprit de solidarité chez l'enfant et la collaboration
internationale " (1931/3).
- * " Introduction psychologique à l'éducation
internationale » (1931/4) .
- " Les réalités morales dans la vie des enfants "
(1931/8).
- * " Les difficultés psychologiques de l'éducation
internationale » (1932/1).
- Le jugement moral chez l'enfant (1932).
- " Psychologie de l'enfant et enseignement de l'histoire "
(1933/4).
- * " Le self-government à l'école " (1934/2).
- * " une éducation pour la paix est-elle possible ? "
(1934/3).
Dans ces textes on est surpris de découvrir deux Piaget. D'une part le psychologue distant, le chercheur rigoureux étudiant " La notion de justice chez l'enfant " (1930/2) ou le développement du Jugement moral chez l'enfant (1932). C'est notre Piaget " familier ". D'autre part un homme chaleureux défendant avec conviction les valeurs qui lui tiennent le plus à cur, à savoir la solidarité et la collaboration entre les peuples, la justice et la paix, démontrant l'inanité du racisme, du nationalisme étroit et agressif, de la xénophobie et traquant dogmatismes et conservatismes. C'est un Piaget méconnu, le Piaget éducateur s'adressant aux enseignants dans des textes tels que " Le self-government à l'école " (1934/2), " Une éducation pour la paix est-elle possible ? " (1934/3). Il va même jusqu'à explorer de façon concrète " Les procédés de l'éducation morale " auxquelles il consacre un article aussi méconnu que remarquable (1930/4).
Mais son apport le plus original - et le moins remarqué - est ailleurs : en explicitant le lien intrinsèque unissant logique et morale d'une part, morale et politique de l'autre, il démontre la nécessité de ne pas dissocier éducation intellectuelle et éducation morale, éducation morale et éducation civique. Il assigne ainsi à l'éducation une finalité globale, la libération de l'homme à la fois de son propre égocentrisme et des contraintes sociales.
Pour Piaget, l'homme, pour réaliser pleinement son humanité doit accéder à l'universel et c'est là la finalité ultime de l'éducation. Ce but nécessite la libération de tout conformisme, notamment des contraintes intellectuelles et morales (préjugés, arguments d'autorité, consensus) imposées par l'éducation. Or le seul régime politique qui permet de réduire le conformisme, c'est la démocratie intégrale qui, par le libre jeu du contrôle mutuel, permet virtuellement le dépassement des égocentrismes individuels et dans le meilleur des cas, des égocentrismes collectifs. Bref, éthique et politique sont complémentaires !
Comme Claparède, Bovet, Ferrière et autres protagonistes de l'École nouvelle, Piaget (en cette époque de sa vie) considère l'action éducative comme le meilleur moyen pour une transformation en profondeur des mentalités (13). Et comme il est foncièrement convaincu que la transformation de la société passe inéluctablement par celle de l'éducation scolaire, il s'engage résolument pour l'Éducation nouvelle et prône l'École active et le self-government... Mais attention ! Le self-government est au yeux de notre auteur plus que la simple autogestion des élèves. Il s'agit d'instaurer une véritable démocratie à l'école, et ce à tous les niveaux. C'est à ce prix que l'autogestion des élèves peut s'avérer le moyen privilégié d'éducation à la fois civique, morale et intellectuelle !
En assumant la direction du Bureau International d'Éducation, Piaget espérait agir sur les Ministères de l'Instruction Publique des États-membres, pensant, avec Bovet et Claparède que la rénovation de l'éducation nécessitait une action combinée au sommet et à la base, sur les écoles et sur les Ministères. La majorité de ces écrits étant des conférences prononcées dans le cadre des "cours internationaux" organisés par le BIE il convient de les situer dans leur cadre.
L'apport de Piaget à l'éducation et à la morale est inséparable de sa rencontre avec le projet global, politique et moral, de l'Éducation nouvelle dont il fut un théoricien profond et fécond quoique quelque peu méconnu. Pourtant, dans ses cours internationaux au BIE et de façon générale, dans les écrits de ce que nous avons appelé sa "période créatrice" (1928-1934), il développe une théorie cohérente et originale.
L'extension rapide de l'Éducation nouvelle sur les quatre continents, dans l'entre-deux-guerres, ne s'explique ni par la qualité et la cohérence de ses travaux théoriques (quelque peu disparates et de valeur inégale) ni par son efficacité dans la pratique quotidienne de la classe (plutôt limitée à quelques écoles privées) (14). Son succès provient essentiellement de son insertion dans un courant d'idéologie politique très large, puissant et novateur, alimenté par deux affluents, la démocratie libérale à l'intérieur des États, le pacifisme et son corollaire, la collaboration internationale, à l'extérieur. Son projet politique de former le citoyen au service de la société tout en épanouissant l'individu, prétend occuper une position médiane entre les différentes idéologies de droite et de gauche. En fait, il ne s'agit pas d'un projet cohérent et unitaire, mais d'une nébuleuse de positions auquel le pacifisme sert de dénominateur commun.
Dans l'entre-deux-guerres, les idées politiques dominantes sur l'aire géographique d'extension de l'Éducation nouvelle, se regroupent en trois ensembles. Nationalisme, socialisme et libéralisme, en partie théorisés dès le milieu du XIXe, en partie issus du Siècle des Lumières, se déclinaient en une multitude de courants et de partis qui, selon les pays et en fonction des compatibilités théoriques ou des opportunités politiques, s'opposaient et s'affrontaient, ou composaient et s'alliaient. Afin de situer dans son cadre le projet politique et moral de l'Éducation nouvelle, nous les présentons schématiquement, de façon idéal-typique, au sens de Max Weber.
A droite, le projet conservateur traditionnel découlant du triomphe de la bourgeoisie au XIXe siècle, était de plus en plus mâtiné de nationalisme et de son dérivé, le colonialisme. Pour les nationalistes, il s'agissait avant tout de former des "patriotes" cultivant une conception mystique de la patrie, confondue avec la Nation et l'État. En toute chose et en toute circonstance le nationaliste devait préférer la patrie à l'étranger, les intérêts de sa Nation aux droits des autres peuples. Aussi, au détriment de tout sentiment d'équité, ce projet légitimait-il la guerre, y compris les conquêtes coloniales. Il était surtout tenu pour responsable de la Grande guerre. Il va de soi que le "patriote" se devait faire passer ses intérêts après ceux de la Nation ou supposés tels. D'où son hostilité à l'égard du mouvement revendicatif ouvrier. En un mot, le projet politique conservateur-nationaliste était patriarcal et inégalitaire, puisant son fondement psychologique dans le respect unilatéral, selon le terme de Bovet et Piaget - des enfants même devenus adultes mais aussi des femmes, pour le pater familias, seul détenteur du pouvoir. voici donc le point de jonction du politique, du psychologique et de l'éducation.
Cette centration rigide autour de la Nation, cet " égocentrisme collectif ", selon l'expression de Piaget, entraîne le nationalisme étroit, le patriotisme agressif, l'impérialisme, voire le chauvinisme, l'antisémitisme, le racisme... bref, sinon le rejet, du moins le non respect de l'Autre. Notre auteur dénonce le conservatisme qui empêche la société d'évoluer vers plus d'égalité, de liberté et de progrès. Il explicite le mécanisme psychologique qui sous-tend le projet conservateur, et notamment le "consensus" autour de "symboles" nécessairement confus qui, masquant les véritables divergences d'opinions, conduit au "conformisme". Il démontre comment un certain type d'éducation - l'éducation autoritaire par le respect unilatéral qu'elle impose au petit à l'égard du grand, conduit non seulement à figer les relations sociales mais pire, à fixer l'adulte dans "l'égocentrisme intellectuel" et dans la "morale hétéronome" propres à l'enfance.
A gauche, le projet politique issu de la prolifération et de la détresse du prolétariat, couvrait également un large éventail d'idéologies, allant de l'anarchisme (Stimer, Bakounine), au socialisme utopique se réclamant de Babeuf, de Saint-Simon ou même d'Auguste Comte, et au socialisme scientifique issu des thèses de Marx et d'Engels, mais aussi de Proudhon. Quelques furent leurs différences par ailleurs, les projets de gauche se rencontraient sur ja valorisation de l'éducation en tant que moyen de " prise de conscience ". Au niveau du combat politique, il s'agissait de former le , "travailleur" à la conscience de classe, ce qui en principe supposait de former la personne à l'égalité, la solidarité, le respect mutuel. On se méfiait de la prétendue défense de la Nation qui souvent ne cachait que les intérêts des possédants. A la logique de la solidarité nationale à tout crin et de l'antagonisme entre nations, le projet socialiste proposait l'inverse : la lutte des classes à l'intérieur de l'État et l'amitié entre les peuples sur le plan international.
Il convient d'y ajouter le christianisme social promu par Lamennais et Buchez en France, Sismondi à Genève même, le pasteur Stoecker et Friedrich Naumann en Allemagne et cautionné par l'encyclique Rerum Novarum condamnant le capitalisme libéral, insistant sur le " bien commun " et sur la solidarité. Le christianisme social occupe une place à part dans l'idéologie de l'époque, se situant à la croisée du socialisme et du libéralisme.
Au centre, le projet libéral qui sert de support à l'Éducation Nouvelle est fondé sur les notions de contrat et de droit naturel que propose le Siècle des Lumières (Locke, Montesquieu, Adam Smith, Tocqueville, et bien sûr Rousseau). il se fonde sur quatre principes : la liberté personnelle, notamment la liberté d'opinion et d'expression ; la liberté de l'économie par opposition à l'intervention de l'État ; la responsabilité et la participation du citoyen dans la gestion de l'État par l'élection de représentants à un Parlement qui décide des lois et contrôle le gouvernement ; l'égalité des citoyens devant l'État par la séparation des pouvoirs, et leur protection contre d'éventuels abus par une constitution, définissant de manière contractuelle les droits et les devoirs respectifs.
Dans ces écrits sur l'éducation morale, Piaget ne se réfère pas directement au projet socialiste. L'on sait en revanche que dans sa jeunesse il fut attiré par son aspect égalitaire qui correspondait à son sens profond de la justice sociale. Il était par ailleurs très sensible à la coopération entre nations mais réfractaire à la lutte des classes. Déjà dans Recherche (1918a), il apparaît à la fois libéral et réformiste, proche du christianisme social.
Nation contre nation ou classe contre classe ? Les deux projets, de droite comme de gauche, légitimaient le conflit, soit entre sociétés soit à l'intérieur de chaque société, ce qui, pour l'auteur de La biologie et la guerre était aberrant car " contraire à la logique de la vie ". cette thèse, Piaget ne l'a jamais démontré. Il s'agit donc d'une prise de position de nature éminemment axiologique, en continuité avec ses écrits de jeunesse et antérieure à ses recherches psychologiques. Bien plus tard, il reconnaîtra que le choix de la finalité résulte, en dernière analyse, des valeurs que l'on a (15).
La position politique de Piaget n'est donc ni nouvelle ni originale, dans la mesure où elle était dominante dans les milieux cultivés de suisse romande, notamment chez les personnes de sa jeunesse que lui-même, dans son " Autobiographie ", juge signifiantes (16). Il en est ainsi d'Arthur Piaget son père, de Raymond Cornu son parrain, de Arnold Reymond son professeur de philosophie au lycée, d'Henri Bergson, de Romain Rolland, d'Auguste Sabatier, puis, lors de ses études à Paris, d'André Lalande, de Léon Brunschvig ses maîtres à penser en matière philosophique. Du temps de ses études universitaires, il était un membre actif de l'Association chrétienne de Suisse romande, " inter confessionnelle en principe mais regroupant en fait des étudiants protestants libéraux, ce qui limite non seulement la présence des catholiques romains mais aussi celle des protestants conservateurs " (17). En fin, n'oublions pas que Piaget faisait partie de l'Institut Jean-Jacques Rousseau, animé par trois amis, Claparède, Bovet et Ferrière, tous trois libéraux convaincus et militants.
L'originalité de Piaget est ailleurs : dans la justification théorique du projet politique de l'Éducation nouvelle et de la démocratie libérale en générale. Il met ses recherches en matière de psychologie de l'enfant au service de l'Éducation nouvelle, elle-même servant le projet libéral. Du coup, il fonde la praxis politique sur l'éducation aux valeurs. Voici donc que l'éducation, explicitée par la psychologie, se situe au croisement de la morale et de la politique.
Depuis 1928, Piaget est directeur du Bureau international d'Éducation avec deux directeurs adjoints, Adolphe Ferrière le promoteur de l'Éducation nouvelle, comme animateur pédagogique et Pedro Rossello comme cheville ouvrière. Le BIE est une émanation de l'Institut des Sciences de l'Éducation de Genève (anciennement Institut J.-J. Rousseau) que dirige Édouard Claparède et Pierre Bovet. Les relations entre l'Institut et le Bureau sont des plus étroites, Piaget et Ferrière y enseignent, alors que Claparède et Bovet participent à la vie du BIE. Celui-ci par ailleurs collabore avec la toute jeune société des Nations (elle n'a commencé à fonctionner qu'au 16 janvier 1920) et le Bureau International du Travail, tous trois installés à Genève, tous trois mus par une foi pacifiste et poursuivant une mission de collaboration entre les peuples. La petite ville au bord du lac, capitale d'un minuscule canton, essayait de répondre la sagesse de ses citoyens à l'ensemble des Nations en les encourageant à vivre, travailler et s'éduquer ensemble.
L'entre-deux-guerres est une période de déstabilisation du continent européen : crise économique mondiale, effondrement des régimes démocratiques, propagation des idées nationalistes et des idéologies totalitaires. La situation mondiale est explosive.
Entre 1922 et 1936 on dénombre 15 dictatures en Europe : octobre 1922, la " Marche sur Rome" , de Benito Mussolini ; juin 1923, putsch militaire en Bulgarie ; septembre 1923, dictature militaire en Espagne du général Primo de Rivera ; janvier 1925, Ahmed Zogou prend le pouvoir en Albanie ; mai 1926, coup d'État militaire du maréchal Pilsudski en Pologne ; au même moment coup d'État militaire au Portugal ; décembre 1926, régime dictatorial de Voldemaras en Lituanie ; 1927, Staline devient maître absolu en URSS ; janvier 1929, coup d'État du roi Alexandre en Yougoslavie ; février 1930, Carol II impose un régime personnel en Roumanie ; janvier 1933, Hitler prend le pouvoir en Allemagne ; mars 1933, proclamation de la dictature "austro-fasciste" de Dolfuss en Autriche ; mai 1934, coup d'État d'Ulmanis en Lettonie ; août 1936, coup d'État du général Metaxas en Grèce ; septembre 1936, le général Franco devient "caudillo" de l'état espagnol (18). sans oublier le régime militariste au Japon, la guerre en Chine...
Dans un environnement international aussi difficile, la
société des Nations demande au BIE de faire une
série de cours pour le personnel enseignant sur le
thème : " Comment faire connaître la
Société des Nations et développer l'esprit de
coopération internationale ". Ces cours sont destinés
aux praticiens de l'enseignement, notamment aux maîtres de
l'enseignement primaire et secondaire, aux directeurs
d'écoles, aux inspecteurs, aux fonctionnaires des
Ministères de l'Instruction publique, aux professeurs
d'Écoles normales, voire aux professeurs d'universités.
A titre d'exemple, au cours de 1930 participaient 89 inscrits,
originaires de 18 pays dont les États-Unis, le Brésil,
l'Inde et la Chine. Les cours avaient lieu pendant les grandes
vacances, entre fin juillet et début août. Pendant une
semaine, les participants assistaient à trois types de
conférences :
- les " informations sur les institutions internationales " ;
- la " psychologie appliquée à l'éducation
internationale " où Piaget s'est illustré maintes fois,
et
- les " problèmes pédagogiques " où l'on
comparait les réponses institutionnelles apportées par
les États-membres aux différents problèmes de
l'instruction publique.
Le Bureau international d'Éducation se donnait comme mission de mettre à la disposition de ses États-membres la documentation appropriée, permettant aux Ministères de l'Instruction Publique d'adopter des réformes permettant la coopération internationale. D'où les cours internationaux en été mais aussi les nombreuses enquêtes auprès des États membres sur l'enseignement des langues étrangères ou de l'histoire, le travail par équipe, le self-government des élèves, etc.
Le dernier article de la période précédente, « Une éducation pour la paix est-elle possible ? » (1934/3) contient une interrogation qui n'est pas seulement rhétorique. Le ton y est désabusé comme si l'auteur défendait une cause qu'il savait perdue. Quel contraste avec ses conférences de 1931, à l'enthousiasme communicatif, issu de la conviction qu'une éducation appropriée pouvait conduire à la solidarité entre les nations et promouvoir la collaboration internationale ! La deuxième période, de 1935 à 1953, est celle du désenchantement. Piaget perd sa foi en la possibilité de l'Éducation nouvelle de créer l'homme nouveau. Il se rend probablement compte que l'éducation est plus un déterminé qu'un déterminant social.
L'environnement international était des plus décevant. La mort du président Hindenburg le 2 août 1934 rendit la propagation de l'idéologie nazi irrésistible. Suite au plébiscite qui nomma Hitler à la fois président et chancelier du Reich, aucune illusion n'était plus permise. Il semblait que l'hécatombe de la Première guerre mondiale n'avait servit à rien, que la leçon n'avait pas été apprise. La violence et la haine allaient se déverser à nouveau sur l'Europe. Les sentiments des Suisses étaient partagés en fonction de leur origine linguistique, la communauté alémanique, majoritaire, étant sensible aux sirènes allemandes, la communauté romande se sentant solidaire du peuple français. L'avenir même de la Suisse semblait incertain.
Tous ceux qui rêvèrent d'un monde meilleur grâce à l'éducation des jeunes, étaient profondément déçus. Ni le nouvel ordre international dont la Société des Nations était le garant, ni l'esprit olympique, ni le mouvement scout, ni celui de l'Éducation nouvelle ne modifièrent le nationalisme étroit et agressif qui embrasait déjà le continent. La crise n'épargnait aucun corps social. Même les promoteurs de l'Éducation nouvelle étaient divisés, certains s'étant compromis avec les régimes totalitaires. Piaget était déçu : d'abord sur le plan humain, ensuite en tant que directeur du BIE, organisation internationale composée de gouvernements, enfin, en tant que directeur de l'Institut des sciences de l' Éducation qui, avec Claparède, Bovet et Ferrière était devenu le centre mondial de l'Éducation nouvelle. La montée des régimes totalitaires en Europe, et a fortiori la proclamation de la deuxième Guerre mondiale ont sonné le glas de ses belles illusions. Depuis, son intérêt solidaire pour l'éducation aux valeurs, l'Éducation nouvelle et le BIE, s'amenuise progressivement.
Aussi n'est-il pas étonnant que ses cours internationaux de cette époque portent sur des sujets supposés neutres du point de vue des valeurs :
- * " Remarques psychologiques sur le travail par équipes "
(1935/5) (19) ,
- " L'enseignement de la psychologie dans la préparation des
maîtres primaires et secondaires " (1937/2),
- Conférence sur la raison d'être et l'enseignement des
humanités : " vers un nouvel humanisme " (1937/7), etc.
Mais à l'approche de la défaite des régimes totalitaires, le 8 juillet 1944, devant une assemblée d'instituteurs, Piaget prononce une conférence courte, d'une concision et d'une précision exemplaire, d'une clarté lumineuse et d'une conviction chaleureuse sur * " L'éducation de la liberté " (1944/1). Une petite merveille d'intelligence et d'éloquence. C'est la fin de l'utopie. En 1951, en pleine guerre froide, il présente sèchement et de façon technique les résultats de son enquête sur " Le développement, chez l'enfant, de l'idée de patrie et de relations avec l'étranger ". Il n'y a plus d'élan.
Mais si le directeur du BIE ne croit plus en sa mission, si le
psychologue pense avoir fait le tour de la question, Piaget qui se
passionne toujours pour les valeurs, se lance dans un nouveau champ
épistémologique et examine les valeurs en sociologue
:
- " Essai sur la théorie des valeurs qualitatives en
sociologie statique ("synchronique") " (1941) ;
- " Les relations entre la morale et le droit " (1944) ;
- " Les opérations logiques et la vie sociale " (1945) ;
- " Pensée égocentrique et pensée sociocentrique
ou l'idéologie " (1951).
Ses écrits sociologiques n'ajoutent rien de nouveau du point de vue de l'éducation, mais témoignent de l'intérêt profond de Piaget pour les valeurs.
Dans cette dernière période, Piaget approfondit et systématise ses positions. Dans ses cours à la Sorbonne de 1954 (Les Relations entre l'affectivité et l'intelligence dans le développement mental de l'enfant), il situe ses préoccupations morales dans le cadre plus vaste de l'interaction de l'affectif et de l'intellectuel. Ne s'agissant pas d'un ouvrage destiné à la publication mais de notes à usage des étudiants, l'auteur s'exprime librement, se permettant d'avancer des hypothèses novatrices, mettant en cause la psychanalyse notamment.
Piaget agit ici essentiellement en psychologue qui tente d'unifier l'explication du comportement humain, en expliquant l'affectivité et l'intelligence de façon unitaire, par sa théorie des schèmes. Il émet l'hypothèse
« qu'il existe des schèmes relatifs aux personnes comme il existe des schèmes relatifs aux objets. ces schèmes relatifs aux objets, nous les connaissons bien par l'étude de l'intelligence sensori-motrice et des formes ultérieures de l'intelligence et il va de soi que ces réactions aux objets sont simultanément cognitifs et affectifs, supposant des intérêts aussi bien que des instruments de compréhension. Mais les schèmes relatifs aux personnes, de même sont cognitifs et affectifs simultanément. L'élément affectif est peut-être plus important dans le domaine des personnes et l'élément cognitif peut-être plus important dans le domaine des choses, mais ce n'est qu'une question de degré. Nous ne disons donc pas - et j'évite de le faire - schème affectifs pour les personnes et schèmes cognitifs pour les objets, nous disons que tous les schèmes sont l'un et l'autre avec un dosage en plus ou en moins suivant l'intérêt des objets et des personnes auxquels s'adressent les schèmes. » (1954, p. 95)
Mais l'essentiel de ses cours de Sorbonne est consacré à la genèse et à l'explication des valeurs aussi spécifiques que la fidélité, la gratitude, la véracité, le mensonge, la sanction, la responsabilité collective, la justice, la norme, la dette morale, les valeurs virtuelles, le respect, la volonté, l'autonomie...
Son dernier texte important concernant l'éducation morale est une contribution au Traité de sociologie, publié sous la direction de G. Gurvitch, en 1963 (20). Dans les " Problèmes de la psychosociologie de l'enfance ", Piaget insert la problématique morale dans celle de la socialisation de l'enfant. Le titre ne tient sa promesse qu'à moitié, tant la préoccupation morale est dominante.
Constantin XYPAS
Références:
(1). Les références complètes des livres et des
articles de Piaget sont données en bibliographie. Nous y
employons le système mis au point par la Fondation archives
Jean Piaget dans ses catalogues bibliographiques. Pour les livres,
l'année de publication est suivie d'une lettre indiquant
l'ordre de parution. Pour les articles, l'ordre de parution est
indiquée par un chiffre.
(2). G. Gurvitch (sous la direction de), Traité de
sociologie, Paris, PUF, 1963, pp. 229-254. Deux ans plus tard, en
1965, il publie Sagesse et illusion de la philosophie
où il reconnaît à celle-ci la fonction de
coordination des valeurs. L'ouvrage est cependant centré sur
la philosophie et non sur l'éducation aux valeurs.
(3). Cf. C. Xypas, " Pourquoi Piaget ne devint pas un grand
biologiste ? Le cas Jean Piaget à l'aune des théories
de la connaissance ", Revue de l'Enseignement Philosophique,
n° 4, 1995, pp. 38-59.
(4). voir aussi pp. 54-57.
(5). cf. Jean-Pierre Changeux (sous la direction de), Fondements
naturels de l'éthique, Paris, O. Jacob, 1993.
(6). Il remplacera par la suite le concept d'imitation par celui
d'accommodation.
(7). Cf. C. Xypas, " Pourquoi Piaget ne devint pas un grand
biologiste ", op. cit.
(8). N'est-ce pas une façon de réconcilier la science
et la foi ?
(9). Première Épître aux Corinthiens, chap. XIII,
1-13.
(10) Cf. C. Xypas. " Pourquoi Piaget ne devint pas un grand
biologiste...op, cit,
(11). P. Bovet, Vingt ans de vie. L'Institut J.- J. Rousseau de
1912 à 1932, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,
1932.
(12). Les textes précédés d'un astérisque
(*) sont réédités dans le présent
volume.
(13). Cf. J. Helmchen. " L'Éducation nouvelle francophone et
la Reformepägogik allemande - deux histoires ? . in D. Hameline
(sous la direction de), L'Éducation nouvelle et les enjeux
de son histoire, Berne, Peter Lang, 1995, pp. 1-30.
(14). Cf. G. Avanzini, Immobilisme et innovation dans
l'éducation scolaire, Toulouse, Privat, 1974, pp.
129-141.
(15). Le rôle de la philosophie définie comme sagesse
étant précisément la coordination des valeurs.
Cf. Sagesse et illusion de la philosophie, Paris, PUF, 2e
édition, 1968.
(16). " Autobiographie ", Cahiers Vilfredo Pareto, n° 10,
1966, p. 136.
(17). Cf. C. Xypas, " L'éducation source de la morale et de la
religion dans la pensée piagétienne ", Nova et
Vetera, n° 3, 1993, pp. 205-217.
(18). Kinder (H.) et Hilgemann (W.). Atlas historique, Paris,
Stock, 1968, p. 415
(19). Les textes précédés d'un astérisque
(*) sont reproduits dans le présent volume
(20). Réédité dans ses Études
sociologiques, Genève, Droz, 1965, pp. 320-356.
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