Qu'est-ce que la biologie théorique ?

15/06/2006

L'idée et la trame de cette page ont été données par une conférence de Michel Morange à l'ENS dans le cadre de la Journée Perspectives nouvelles en biologie théorique organisée par : Michel Morange (ENS) et Jean-Jacques Kupiec (Inserm) dont le contenu enregistré est accessible sur internet à l'adresse: http://www.diffusion. ens.fr/index.php?r es=cycles&idcycle=252.

La conférence est très accessible, même à un élève de terminale :


Je précise que, d'une part, certaines idées personnelles ont été mélangées à celles de Michel Morange et que, d'autre part, le but de cette page n'est pas de proposer quelquechose de nouveau, ou de très réfléchi, mais juste de me faire l'écho des travaux et de la pertinence de ce courant auquel je souhaite participer comme enseignant.

Quelle 'niche' pour la biologie théorique aujourd'hui ?
par Michel Morange (ENS)
[27 février 2006 à 11h15]

(disponible à l'adresse: http://www.diffusion.ens .fr/index.php ?res=conf &idconf=1089)


1. Vers un regard d'ensemble



La fronce thomienne du nouveau logo de la
Société Française de Biologie Théorique

La biologie théorique peut se définir de bien des manières:

- pragmatiquement ou socialement : elle est ce que les chercheurs en biologie théorique en font ;
il existe de nombreux courants ou écoles selon les spécialités et les approches des acteurs de la biologie théorique - on peut essayer de goûter la diversité à partir des listes d'intervenants aux rencontres de la
Société Française de Biologie Théorique; voici quelques écoles citées par Michel Morange:

* une biologie théorique basée sur l'information ou plutôt les relations entre les objets de la biologie : elle met en évidence des réseaux et met en avant notamment le concept d'auto-organisation. (On peut lire par exemple la déclaration du RNSC : Réseau National des Systèmes Complexes : http://complexsystems.lri.fr/RNSC/tiki-index.php?page=RNSC+Annexe+Scientifique, une structure commune INSERM, CNRS, INRA).

Je recommande des approches plus accessibles, beaucoup moins formalisées et moins théoriques qui sont davantage basées sur une interdisciplinarité physique-biologie; une éminente représentante en est par exemple : Annick Lesne de l'UMPC et l'IHES; je recommande son article sur les réseaux: Réseaux complexes: de la théorie des graphes à la biologie; elle signe aussi l'article "auto-organisation" de l'E.U.
Cependant, je fais partie de ceux qui craignent (comme je pense N. Amzallag) que cette approche parfois trop "physicienne" ne s'approprie le vivant sans comprendre sa profonde originalité: la physique n'a pas le même objet que la biologie voir
Qu'est-ce que la vie ? et Les sciences expérimentales et les méthodes peuvent légitimement différer. Il ne faut pas oublier que le paradigme moléculaire dans lequel la biologie se débat depuis 60 ans nous vient des physiciens (voir cours de 1èreS). On ne peut qu'être prudent.


* une biologie théorique fondée sur l'étude de la morphogenèse; ce courant va de D'Arcy Thompson à René Thom en passant par Turing.


* une biologie théorique développée à partir de la compréhension du développement des organismes (principalement animaux); elle a été fondée par l'embryologie expérimentale et restait peu mathématisée (sauf si l'on considère les efforts de Thom et plus récemment les très nombreux efforts des physiciens dans le cadre d'une morphodynamique qui rejoint le courant précédant...)


* une biologie évolutive ou écologie évolutive qui, à l'inverse de la plupart des autres champs est reconnu académiquement, peut-être du fait que son outil principal est la statistique. Elle est à la frange de la biologie théorique.


* un courant que certains rattachent à la biologie théorique qui est la biologie des systèmes (system biology) assez diversifié dans son approche.

Pour une introduction à la systémique on peut par exemple lire la page: http://www.afscet.asso.fr/resSystemica/sysminat1.html;


* Michel Morange cite enfin la biologie moléculaire comme une branche très théorique de la biologie basée sur la notion de programme biologique.

Cette remarque est provocatrice mais peut brouiller les cartes (toute biologie à ce titre a besoin de théorie mais ce n'est pas pour autant qu'elle est constituée en biologie théorique). Cependant il est très important que les biologistes moléculaires se joignent au débat de la biologie théorique. Quand Michel Morange dit la biologie moléculaire c'est une théorie en action, je ne suis pas sur que cela suffise pour la faire participer au débat. Cependant, comme c'est la théorie du paradigme dominant il est évident que les autres théories vont se construire en regard, si ce n'est contre cette théorie (la plupart s'accordent à dire que les modèles de la biologie moléculaire ont atteint leurs limites).


Remarque:

Je préfère d'autres approches qui ont le mérite de mieux cerner les objectifs des différents chercheurs. Je crois qu'en effet, dans biologie théorique, la distinction des champs ne peut pas se faire à partir de la biologie (comme M. Morange le présente dans sa conférence ci-dessus) mais bien à partir des théories et donc de la philosophie.

Michel Morange a classé autre part* ces courants selon ce qu'il nomme des "schèmes" : « un schème molécularo-mécaniste, un schème darwino-historique et un schème physique non-causal. Le schème molécularo-mécaniste est le fruit de la révolution moléculaire du milieu du XXe siècle. Le schème darwino-historique a une structure qui lui a été donnée par 150 années de recherches et de débats depuis la publication de l'ouvrage de Darwin L'origine des espèces. De même, le schème d'explication de type physique a, en ce début de XXIe siècle, des caractéristiques particulières, qui lui viennent par exemple de l'importance accordée à la structure et à la dynamique des réseaux. C'est la mise en oeuvre de ce schème explicatif physique qui se cache derrière la bannière de la biologie systémique ou de la biologie intégrative.»


* le lien avec le résumé de la table ronde de 2005 (je crois ?) étant obsolète je renvoie à la page d'accueil du site http://epigenomique.free.fr/fr/index.php). On notera que l'épigénomique est paradoxalement la discipline officiellement reconnue comme interdisciplinaire et associée au schème non-causal alors que, pour tout ce qui est génétique, elle s'appuie sur une biologie théorique très causale (même si le lien est vague, comme le montre l'emploi irraisonné de "programme génétique" qui perdure).


- intellectuellement : elle est un état d'esprit d'ouverture...

pluridisciplinaire mais aussi anthropomorphique, épistémologique, politique, sociale...


- moralement : elle est un élan vers la vérité...

ce qui est patent dans son approche épistémologique... mais ce qui donne lieu à d'innombrables affrontements dus à des points de vue mais aussi à des choix de vie différents. Mais je ne crois pas du tout que ces affrontements soient mauvais, ni évitables; je renvoie au texte de Mariano Artigas sur The Ethical Roots of Karl Popper's Epistemology, disponible à l'adresse http://www2.nd.edu/Departments/Maritain/ti/artigas.htm. Dans tout effort de vérité, ouvert à l'autre, l'homme se grandit.


- métaphysiquement: elle est une science et un discours sur la science

Comme science elle est expérimentale par son objet mais pas par sa méthode, si on veut bien me pardonner cette figure de rhétorique, contradictoire en apparence (elle n'utilise pas forcément la méthode expérimentale - comme méthode propre - mais elle s'intéresse avant tout à l'expérience - car son objet est bien une science expérimentale). Les méthodes de la biologie théorique sont au moins triples : la logique (le discours raisonnable), la mathématisation et l'expérimentation. Comme discours elle s'intéresse à la science (elle est épistémologique) et aux biologistes (elle est donc sociale, politique).

Ces deux aspects recoupent ce que Michel Morange dit du champ de la biologie théorique qui est historique et contextuel.
(Cela me rappelle mes années à l'iufm où je m'étais efforcé de comprendre ce que l'on entendait par didactique des sciences... il y a beaucoup de similitude dans ces deux démarches... voir par exemple une page sur savoir et didactique).

La biologie théorique a tout à gagner à s'appuyer sur les philosophes qui l'aideront à démêler l'écheveau des matérialismes, naturalismes et autres philosophies de la nature qui fondent souvent inconsciemment ses démarches. Mais tout comme la biologie théorique qui possède ses zélateurs officiels et ses dissidents, la philosophie des sciences est parfois phagocytée par une épistémologie - officielle ou dissidente - qui n'a pas grand chose à voir avec la recherche de la vérité. J'appelle de tous mes vœux une formation philosophique pour les enseignants de SVT (et les futurs chercheurs) mais rien ne peut remplacer la recherche sincère personnelle de la vérité.


Les caractéristiques citées par Michel Morange sont:

- la diversité du champ...
- le lien étroit avec la technique mais qui n'est fondamental que pour la biologie synthétique....
je pense aussi que la biologie théorique doit pouvoir rompre ce lien sans être dépréciée...
- le lien fort avec les mathématiques qui n'est pas encore absolu (et ne doit pas être poussé à l'extrême comme avec Nicholas Rashevsky comme cela est souvent cité)...
- une lien obligatoire avec l'expérience.
Je pense que les formulations plus haut reprennent ces idées.


2. La biologie théorique pour tous

Concrètement, que faire ?
Sur quoi débouche ce que d'aucun qualifient de mode de la biologie théorique
mais qui est bien plus profond car je pense que nous vivons un changement de paradigme en biologie ?

Michel Morange pointe 3 besoins de la biologie contemporaine:

- un besoin de pluridisciplinarité (non pas forcément pour des disciplines outil mais comme fondement du questionnement sur la biologie: c'est donc avant tout une épistémologie qui est nécessaire)
- un besoin de vision globale (dans l'espoir de dégager des lois (des principes); comme un retour à une vision non réductionniste pour rééquilibrer la vision moléculaire)... ce qui nécessitera de déplacer les thèmes des programmes de recherche et le niveau d'explication des phénomènes....
En tant qu'enseignant du secondaire j'appelle de tous mes vœux une refonte (et un allégement) des programmes de SVT dans ce sens.
- un besoin de temporalité (réintroduire le bruit et l'agitation au niveau moléculaire, la dynamique au niveau des systèmes et l'évolution à tous les niveaux).


Lors de la discussion une auditrice souligne que la biologie théorique débouche essentiellement sur un besoin d'histoire, ce qui est caractéristique du champ de la biologie théorique, comme Michel Morange l'avait souligné auparavant.


C'est on ne peut plus clair pour l'enseignant que je suis.

Je recommande fortement une conférence (RealPlayer streaming) d'André Pichot à destination des étudiants de l'ENS Lyon: Histoire des théories biologiques. (Comparaison et articulation des explications mécanistes, chimiques, et historiques en biologie) du jeudi 11 mars 2004.


Ce que je m'efforce de faire depuis 1998 est d'intégrer ces éléments dans mon cours (voir la page sur la théorie des modèles de René Thom que j'ai essayé de formuler avec mes mots de professeur de SVT et les quelques essais de formalisation en seconde et première S). Les trois points essentiels sur lesquels je voudrais être soutenu (et pour lesquels je ne le suis pas) sont donc:
- la nécessité de l'histoire (ce qui demande une formation des enseignants de SVT et de la documentation préparée pour eux par des historiens des sciences)
- l'ouverture à la pluridisciplinarité (ce qui nécessite davantage de ponts avec nos collègues philosophes; pourquoi pas des cours en commun prévus à l'emploi du temps annuel... selon les affinités évidemment; mais les antagonismes ne sont pas encore une fois rédhibitoires)
- le soutien aux mathématiques qui sont très attaquées dans l'enseignement secondaire (voir par exemple
les pages de Laurent Lafforgue).
Que l'on ne me reproche pas de faire un cours orienté épistémologiquement alors que c'est justement une caractéristique de la biologie théorique. C'est de la confrontation d'innombrables points de vue que naîtra une biologie théorique vivante. Je pense qu'il est de mon devoir d'essayer d'impliquer mes élèves dans ce changement (ce que je me suis efforcé de présenter lors d'une conférence à Poitiers).


3. Les questions ou les mots qui fâchent

La causalité et le déterminisme.

La causalité est une notion philosophique qui possède donc des éclairages forts différents selon les sensibilités.

Pour la majeure partie des scientifiques la cause est comprise dans sa définition kantienne comme une catégorie mentale qui permet de penser la succession des phénomènes dans le temps, ce qui est un déterminisme (une causalité nécessaire); Kant l'oppose à la causalité libre, irrationnelle (causalité transcendantale).


D'aucuns sont fidèles au cartésianisme qui réduit la causalité à la cause efficiente ou encore à la vision empiriste où la cause n'est que la relation qui lie deux phénomènes successifs.
Bien peu sont attachés à une définition basée sur l'être, aristotélicienne ou scolastique. Personnellement je crois que cette approche reste le moyen le plus profond pour comprendre les faits scientifiques comme tous les autres. J'ai essayé de présenter l
a richesse et l'actualité de la causalité dans une page sur les 4 causes en SVT.

Forts de l'irruption de l'indéterminisme en science expérimentale (voir page sur la science), certains philosophes n'hésitent pas à montrer l'incohérence de la position kantienne qui a tenté d'enlever la liberté au domaine scientifique, réduisant ainsi les sciences biologiques à un domaine inhumain, car l'homme ne peut être privé de liberté (par exemple, voir quelques citations dans la présentation d'Antoine Suarez, philosophe et physicien du Center for quantum Philosophy (Zürich et Genève) à l'occasion d'un séminaire interdisciplinaire et international dans la résidence universitaire londonienne Netherhallhouse (7 janvier 2007): Dieu joue-t-il aux dés ? http://www.nh.netherhall.org.uk/Assets/january_seminar/Suarez-DescribingWorldWhereFreedomIsPossible.pdf).

Si la causalité est de l'ordre ontologique (de l'être), le déterminisme est de l'ordre du phénomène.

Une cause n'est pas toujours suivie d'effet, même si tout fait a une cause. Une cause n'est pas démontrable c'est un principe expérimental qui repose sur l'expérience du changement (qualitatif) et du mouvement (quantitatif).

L'analyse de Thom me paraît profonde pour ce qui concerne le déterminisme. S'il est clair que le réel est fait de beaucoup de déterminisme et d'un peu d'indéterminisme, on ne peut renoncer au déterminisme sans renoncer à comprendre et donc à savoir. « L'action humaine, pour être efficace, requiert le déterminisme du monde.» (Liberté et déterminisme : une conciliation ?, 1993f11 mais René Thom a beaucoup écrit sur le déterminisme et je renvoie le lecteur au CDRom des œuvres complètes et au moteur de recherche intégré).

Les notions de causalité descendante (up-down), montante (bottom-up) et la nouvelle venue rayonnante (middle-out) ne sont que des expressions imagées par lesquelles il est très difficile de savoir ce que veut dire la personne qui les emploie. En tout cas elle n'ont pas de sens dans une vision ontologique aristotélicienne de la causalité.
Au sujet de la causalité, même si la question n'est pas du tout la seule abordée, je recommande la lecture de l'article de Yves-Marie Visetti paru dans Intellectica n°21, 1996: Fonctionnalismes (http://formes-symboliques.org/IMG/pdf/doc-81.pdf), particulièrement les pages 12-13.


La finalité

La cause finale (voir les 4 causes en SVT) n'est pas un problème pour un scientifique qui la comprend au sens d'Aristote.

La rejet de tout vocabulaire liée à la fin est bien souvent la marque d'un néo-positivisme radical qui n'est pas ontologiquement plus scientifique qu'une autre approche.


À la fin on oppose souvent le hasard, considéré comme beaucoup plus scientifique, et pourtant paré de tous les attributs de la finalité (qui est de l'ordre de la compréhension et non de l'explication déterministe).

J'aime bien la définition de Bertrand Saint-Sernin sur le hasard en biologie (dans l'article "hasard" de l'E.U.): «Le hasard signifie donc ici une interaction imprévisible, parce qu'inhabituelle, entre des ordres de phénomènes qualitativement distincts et généralement autonomes». Dans cette acception le hasard n'est plus la mystification d'une absence de finalité (absurdité).


Dans les discours simplificateurs dont les pédagogues (dont je suis) font usage, il est fréquent que la foi en un hasard "salvateur" soit élevée au rang de dogme rationaliste (je recommande à ce sujet Nissim Amzallag, L'homme végétal : pour une autonomie du vivant, 2003, Albin Michel, ch2; où l'auteur décrit les étapes de la montée en puissance du hasard explicatif qualifié de hasard salvateur). Or, la plupart des biologistes qui osent s'attaquer au hasard, y compris dans une perspective darwinienne, ne le font pas dans le but d'y substituer une causalité transcendante, mais tout simplement de redonner à l'être vivant son autonomie et son mystère. C'est dans cette perspective que la finalité d'Aristote est tout à fait recevable scientifiquement et ouverte à de nombreux courants matérialistes ou plus vitalistes.


L'émergence

Ce mot que je croyais innocent il y a encore peu (avec le sens d'apparition de quelque chose de nouveau) a été utilisé dans un sens particulier par plusieurs personnes ou écoles et il n'est pas facile de s'y retrouver (je ne suis pas compétent pour citer les sens en linguistique, en psychanalyse.... et dans tant d'autres domaines). Dans les réseaux neuronaux et en intelligence artificielle on parle d'émergence (ou auto-organisation) pour une performance réalisée grâce à des modifications de connexions non programmées explicitement.


Souvent les débats autour de ce mot recoupent bien d'autres notions philosophiques sans que les contradicteurs s'entendent sur le sens des mots qu'ils emploient.

L'ordre et l'organisation; le chaos et le chaos déterministe...

voir Qu'est-ce que la vie ? et cours de 1ère S (rechercher les mots dans ces pages)