«La philosophie, écrit Heidegger,
est dans la nécessité constante de justifier son
existence devant les sciences» et se
démarquer d'elle: son rôle est de remémorer
à chacun la vérité toujours déjà
oubliée de lêtre. «Une telle pensée
na pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. Elle
satisfait à son essence du moment quelle est»
et «laisse lÊtre-être». Cette
pensée ne progresse pas, mais régresserait
plutôt. Elle senquiert de ce qui est
relégué ou occulté dans et par la science. Elle
délivre un savoir, mais ce savoir nest pas une
connaissance. Il correspond à une plus haute discipline de
lesprit, à ce que Husserl appelle «science
rigoureuse», pour la distinguer de la science exacte, ou
à ce que Heidegger nomme pensée
méditante, par opposition à la pensée
calculante.
La philosophie première, quon appellera plus tard la
«métaphysique», désigne
la science de lêtre en tant quêtre. On
parle aussi d'ontologie dans le sens de discours sur
l'être par opposition à des philosophies qui
reposeraient sur l'existence ou l'action par exemple, ou encore la
pensée... sans avoir comme premier fondement une
réflexion sur l'être. Il existe différentes
métaphysiques mais il est regrettable que certains philosophes
utilisent ce terme au singulier pour décrire une position non
scientifique. La science ne s'opposant pas à une
réflexion métaphysique mais la supposant toujours.
Toute science repose sur une décision métaphysique
implicite relative à lêtre ou à
lessence du domaine quelle explore. (in Science et
philosophie, Alain Boutot, E.U.)
La science n'est pas neutre ni socialement, ni
idéologiquement, ni philosophiquement. La science n'est pas
purement théorique. La science pure n'existe pas, même
si, au sein de son paradigme, elle recrée un espace (presque)
clos, le laboratoire, afin de légitimer ses propres
conclusions qualifiées alors de scientifiquement vraies. Elle
est construite par des hommes, avec des fins diverses, parfois
manipulés, parfois manipulateurs. La science n'a jamais eu
autant besoin de la philosophie pour essayer de déchiffrer ses
propres fins masquées (idéologies). (voir La
construction des sciences, Gérard Fourez).
Mais il me semble que la science et la philosophie, s'appuyant
mutuellement, doivent pouvoir retrouver une unité dans un
nouvel humanisme.
La philosophie a régressé au profit des sciences
modernes qui s'en sont séparées de plus en plus tout en
se rapprochant de la technique pour devenir une
techno-science, plus intéressée par
l'utilisation pratique du savoir (qualifiée de dérive
pragmatique) que par la jouissance du savoir, peut-être parce
que c'est maintenant ce type de connaissance qui est socialement
reconnu (et qui peut procurer du bien-être matériel).
Être savant chercheur universitaire est moins
intéressant socialement qu'être brillant "scientifique"
au sein d'une société de technologie
génomique.
« La séparation de la science et de la philosophie
na pas seulement désuni ce qui était autrefois
indissociable, mais a modifié de fond en comble le sens
même du projet scientifique. Coupée de ses racines
philosophiques, la science na plus pour ambition
première de connaître le monde, mais de le transformer.
«La science, écrit le mathématicien
René Thom, a oublié sa vocation première,
celle qui fleurissait des présocratiques à Aristote, et
qui était de nous faire comprendre la
réalité.» On peut considérer que la
renonciation de la science à sa vocation
théorétique essentielle sest produite avec
Galilée et Newton. Avec ces derniers, on gagne bien en
précision dans la description du mouvement des corps
matériels, en éliminant le recours aux forces occultes,
mais on perd de vue la causse du mouvement. La science devient
descriptive, et cesse dêtre explicative. Newton
décrit mathématiquement, avec la loi de la gravitation
en 1/r 2, la manière dont les corps célestes se
meuvent, mais sans jamais donner la raison profonde de leur
mouvement. La loi de la gravitation est une relation fonctionnelle
qui permet le calcul et la prédiction, mais ne nous fait pas
connaître la nature de la gravité. La cause de la
gravitation est inconnue, et Newton, du reste, nentendait
formuler aucune hypothèse à son sujet:
«Jai expliqué jusquici les
phénomènes célestes et ceux de la mer par la
force de gravitation, mais je nai assigné nulle part la
cause de cette gravitation [...]. Je nai pu encore
parvenir à déduire des phénomènes la
raison de ces propriétés de la gravité, et je
nimagine point dhypothèses (hypothèses non
fingo ). Car tout ce qui ne se déduit point des
phénomènes est une hypothèse: et les
hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit
mécaniques, soit celles des qualités occultes, ne
doivent pas être reçues dans la philosophie
expérimentale. Dans cette philosophie, on tire les
propositions des phénomènes, et on les rend ensuite
générales par induction [...]. Et il suffit que
la gravité existe, quelle agisse selon les lois que nous
avons exposées, et quelle puisse expliquer tous les
mouvements des corps célestes et ceux de la mer»
(Principes mathématiques de la philosophie naturelle).
Grâce à la loi de la gravitation, Newton parvient
à retrouver les lois de Kepler par le calcul, mais avoue en
même temps son impuissance à expliquer (à
déduire des phénomènes) pourquoi deux masses
sattirent selon cette loi, et exercent lune sur
lautre une force inversement proportionnelle au carré de
leur distance. Cest la raison pour laquelle Leibniz
considérait la théorie newtonienne comme une
«hypothèse fainéante»
détruisant «notre philosophie qui cherche des raisons,
et la divine sagesse qui les fournit». Plusieurs
mécanismes ont bien été proposés,
à vrai dire, pour tenter dexpliquer la gravitation et
trouver ainsi une origine à la loi de Newton, mais aucun ne
sest révélé satisfaisant. «Aucun
mécanisme, note Richard Feynman, na jamais
été inventé qui explique la
gravitation sans prédire du même coup dautres
phénomènes qui nexistent pas.» La loi de
la gravitation de Newton permet une bonne formalisation du mouvement,
mais sa cause profonde demeure mystérieuse, et elle lest
encore de nos jours, au point que l«on admirerait
à légal de Newton celui qui réussirait
à expliquer la loi».
Pas plus quelle ne se met en quête des causes des
phénomènes, la science moderne ne sinterroge sur
lessence ou sur la nature profonde de ce qui est. «La
nature de notre esprit nous porte à chercher, explique Claude
Bernard, lessence ou le pourquoi des choses. En cela nous
visons plus loin que le but quil nous est donné
datteindre; car lexpérience nous apprend
[...] que nous ne pouvons pas aller au-delà du
comment, cest-à-dire au-delà de la cause
prochaine ou des conditions dexistence des
phénomènes.» Les questions
«pourquoi» et «quest-ce que?»
correspondent à des pseudo-problèmes qui se dissolvent
deux-mêmes dès quon les reformule
correctement. «Quest-ce exactement quun
électron? demande par exemple Rudolf Carnap. Il
ny a pas de réponse à cette question. Cest
le genre de question que les philosophes posent toujours aux
scientifiques. Ils voudraient que le physicien puisse dire nettement
ce quil entend par ces mots:
électricité, magnétisme,
pesanteur, molécule. Mais, si le
physicien se met à les expliquer en termes théoriques,
il arrive que le philosophe soit déçu: Ce
nest pas du tout ce que jai voulu demander,
répondra-t-il; ce que je veux, cest que vous me disiez,
dans le langage de tout le monde, ce que ces mots signifient.
Parfois, le philosophe écrit un livre où il
évoque les grands mystères de la nature. Nul
na su jusquici, écrit-il, et peut-être nul
ne saura jamais répondre sans détour à la
question: Quest-ce que lélectricité? Aussi
lélectricité demeure-t-elle, à tout
jamais, lun des grands mystères insondables de
lunivers» (Les Fondements philosophiques de la
physique). Les seules réponses admissibles aux
interrogations de ce genre sont en fait de type opératoire.
Lorsque le physicien veut expliquer ce quil entend par la
«matière», par exemple, tout ce quil
peut dire est à peu près ceci: «La
matière, cest cela qui est
opérable, opératoire;
cest cela qui réagit de telle ou telle
façon mesurable lorsquon le provoque
techniquement.» Cest le point de vue de
lopérationnalisme, doctrine due au physicien
américain Bridgman , dont lidée directrice est
que «la signification de chaque terme scientifique doit
pouvoir être déterminée en spécifiant une
opération de vérification bien définie qui lui
fournit un critère dapplication». Les concepts
scientifiques sont définis non pas directement, mais à
travers un ensemble de procédures déterminées
spécifiant les conditions de leur utilisation.
Dans le changement de paradigme galiléo-newtonien, la
science a donc gagné en précision et en
efficacité, mais a perdu, en définitive, en
intelligibilité. Ce que Newton considérait comme
un résultat obtenu faute de mieux, puisquil ne
désespérait pas, après tout, de parvenir
à découvrir lorigine de la gravité et
à déduire la loi dautres
phénomènes, est aujourdhui devenu la
règle. La science est devenue un ensemble de recettes qui
marchent, et que lon applique sans trop chercher à
savoir pourquoi elles marchent. «Une théorie
physique, dit Duhem, nest pas une explication.
Cest un système de propositions mathématiques,
déduites dun petit nombre de principes, qui ont pour but
de représenter aussi simplement, aussi complètement,
aussi exactement que possible un ensemble de lois
expérimentales.» Une théorie physique est un
agencement de symboles mathématiques qui résume
lexpérience passée, mais ne nous apprend rien sur
lessence des choses. «La science, selon la
définition de Valéry, est lensemble des
procédés qui réussissent toujours, en tant
quon peut les ordonner et les décrire.»
«À la fin du XVIIe siècle, ajoute
Thom, on en [est] venu à décréter
quaprès tout il ny avait aucune raison de chercher
une explication quand on disposait dune formule qui marchait
bien. Et donc, la physique a adopté ce point de vue selon
lequel les formules qui ont du succès doivent être
présentées dénuées dexplications.
Les philosophes positivistes, plus radicaux, sont même
allés jusquà soutenir que le devoir de la science
était de fournir un ensemble de recettes qui marchent bien et
permettent aussi des prédictions et une action
efficace» (Paraboles et catastrophes). Cette
dérive pragmatique a fait entrer la science dans
lunivers de la technique, au point quon ne lappelle
plus aujourdhui que du nom de techno-science. » (in
Science et philosophie, Alain Boutot, E.U.)
Cette dérive pragmatique n'est pas sans conséquence sur
la philosophie :«La philosophie moderne, oubliant d'orienter
son enquête vers l'être, a
concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de
s'appuyer sur la capacité de l'homme de connaître la
vérité, elle a préféré
souligner ses limites et ses conditionnements. Il en est
résulté diverses formes d'agnosticisme et de
relativisme qui ont conduit la recherche philosophique à
s'égarer dans les sables mouvants d'un scepticisme
général. Puis, récemment, ont pris de
l'importance certaines doctrines qui tendent à
dévaloriser même les vérités que l'homme
était certain d'avoir atteintes. La pluralité
légitime des positions a cédé le pas à un
pluralisme indifférencié, fondé sur
l'affirmation que toutes les positions se valent: c'est là un
des symptômes les plus répandus de la défiance
à l'égard de la vérité que l'on peut
observer dans le contexte actuel. (...) Par fausse modestie, on se
contente de vérités partielles et provisoires, sans
plus chercher à poser des questions radicales sur le sens et
sur le fondement ultime de la vie humaine, personnelle et sociale. En
somme, on a perdu l'espérance de pouvoir recevoir de la
philosophie des réponses définitives à ces
questions.»(Jean-Paul II, Fides et ratio, 5)
Il est peut-être exagérément arbitraire de
vouloir tracer en quelques mots l'histoire de la philosophie et
pourtant il semble que l'on peut distinguer une sorte de flux et de
reflux de la confiance dans la raison. A l'apogée
métaphysique de la seconde moitié du XVIIème
Malebranche, Spinoza...) siècle a succédé un
siècle d'agnosticisme et de scepticisme dominé par
l'empirisme. Mais, c'est dans cette atmosphère philosophique
désabusée que naissent des métaphysiques qui
parfois en refusent l'appellation mais qui n'en sont pas moins des
métaphysiques: Kant et sa critique de la métaphysique,
Hegel, et bien sûr Bergson. A cette période
métaphysique fait suite une période de négation
(marxisme et positivisme mais aussi relativisme, scepticisme
moderne....) que nous vivons encore. Mais comment ne pas voir dans
les métaphysiques d'Heidegger ou d'Husserl les signes d'une
renaissance et d'une confiance retrouvée dans la raison ?
Dans un remarquable - et ardu pour un naturaliste car truffé de mathématiques - article sur les formes naturelles (article "forme") dans l'Encyclopedia Universalis, Jean Petitot décrit l'avènement d'une nouvelle philosophie réaliste nourrie de science: une ontologie qualitative; une phénophysique au sens d'une physique des formes naturelles non plus mécaniciste et matérialiste mais logique et mathématique dont émergerait une "phénoménologie réaliste écologique". La part de René Thom dans cette percée serait majeure, notamment avec la théorie des catastrophes.