La sélection naturelle - éléments de réflexion

Analyse de la sélection naturelle par Ernst Mayr, conférence au Collège de France en 1978, in Biologie de l'évolution, Hermann, 1981 (p153-175).
Evolution et sélection naturelle de Pierre-Paul Grassé dans L'Evolution du vivant, Albin Michel, 1973 (Chapitre V, p183-219)


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Analyse de la sélection naturelle

J'ai tenté de montrer dans ma précédente conférence qu'après 1859 deux théories particulièrement populaires s'opposaient à la théorie darwinienne de la sélection naturelle. D'après l'une, l'évolution est due au hasard, c'est-à-dire à des mutations soudaines ou saltations. D'après l'autre, l'évolution est due à l'existence d'une tendance immanente vers la progression et la perfection, en d'autres termes, l'évolution est due ici à la nécessité. J'ai également essayé de montrer que pour nombre de raisons, aucune de ces deux solutions n'est valable.
Grâce à sa théorie de la sélection naturelle, Darwin offrait le moyen d'éviter ce dilemme du hasard et de la nécessité car, comme le faisait remarquer Sewall Wright (1967 : l17), « le processus darwinien de l'interaction continue d'un processus aléatoire et d'un processus sélectif n'est pas intermédiaire entre le hasard pur et le déterminisme pur mais, par ses conséquences, il est qualitativement tout à fait différent des deux ». Ni la majorité des philosophes ni les autres opposants à Darwin n'ont reconnu le fait que la sélection naturelle constituait une troisième solution indépendante pour la causalité du changement évolutif. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles la nature de la sélection naturelle est restée si longtemps incomprise.
On a trop insisté dans le passé sur la lutte pour la vie, sur la survie et sur les aspects violents de la sélection naturelle. Cette insistance se fondait sur une fausse conception. La sélection naturelle est en réalité une reproduction différentielle : certains individus ont davantage de descendants que d'autres et certains n'en ont aucun. Si les individus qui ont le plus de succès diffèrent de ceux qui échouent par leurs caractéristiques génétiques, la sélection naturelle est le résultat automatique. Ainsi formulée, la théorie de la sélection naturelle semble en définitive simple et convaincante. Mais c'est un fait que pendant quatre-vingts ans elle a rencontré une opposition violente de la part de la majorité des biologistes, et que la résistance à cette théorie est encore commune aujourd'hui. J'analyserai brièvement les raisons de cette résistance.
Si l'on tient compte de cette âpre opposition, c'est presque un miracle que Darwin ait pu développer sa théorie qui était tellement peu en accord avec le monde intellectuel du dix-neuvième siècle.
Les carnets de Darwin permettent actuellement de reconstituer comment il a pu réunir les concepts qui devaient aboutir à sa brillante théorie. Ce fut la fusion de trois types de considérations : 1) la considération démographique, à savoir que les populations naturelles demeurent stables en dépit de l'augmentation exponentielle à chaque génération (en raison d'une fécondité élevée), 2) l'argument écologique, c'est-à-dire que le résultat de cette situation est une lutte sévère pour la vie entre les individus d'une même espèce, et 3) le fait que, suivant l'expérience des éleveurs d'animaux, il n'existe pas deux individus qui soient semblables, et une grande partie de la différence est héritable.
La pensée de Darwin a été très influencée par les éleveurs d'animaux, et c'est pourquoi il a choisi le terme de « sélection naturelle » comme métaphore pour désigner le processus de la reproduction différentielle. Il a soutenu que, tout comme l'éleveur sélectionne certains individus supérieurs pour être les géniteurs de la génération suivante, la nature agit de même. On a en fait accusé Darwin d'avoir personnifié et même déifié la sélection naturelle. Cette accusation était en partie justifiée. Mais Darwin n'a jamais considéré que la sélection naturelle était un agent quasi intelligent, capable de prévoir l'avenir et de choisir les individus les plus capables de faire face aux situations futures. Une telle interprétation serait fausse pour de nombreuses raisons. Avant tout, la sélection naturelle opère de façon statistique. Il n'est absolument pas vrai que seul survive le meilleur, car la théorie de la sélection naturelle se contente de dire que les individus bien adaptés ont de meilleures chances, une plus grande probabilité, de survivre que les individus qui sont déficients d'une manière ou d'une autre. La sélection naturelle est fondée sur le simple fait que deux individus donnés d'une espèce à reproduction sexuée ne sont jamais exactement semblables. Il en résulte que certains savent mieux que d'autres échapper à un prédateur, que d'autres réussissent mieux à trouver de la nourriture ou un endroit où vivre, alors que d'autres trouvent plus facilement un conjoint pour se reproduire. Ceux qui sont supérieurs pour l'une ou l'autre de ces activités ont une chance accrue de survie, d'atteindre l'âge reproductif et de laisser davantage de descendants.
Ceci ne relève pas d'une théorie métaphysique ésotérique mais du simple bon sens. On l'observe tous les jours dans la nature et on l'a vérifié maintes fois en laboratoire. En revanche, la sélection naturelle n'est pas un processus finaliste. Elle n'est pas prophétique et elle est incapable de sélectionner des individus préparés aux hasards des générations futures. Elle produit encore moins la perfection. Darwin a attiré l'attention à maintes reprises sur les imperfections des organismes et sur les échecs de la sélection naturelle.
Contrastant avec la mutation et les autres formes d'évolution saltationnelle, la sélection n'est pas due à un événement de variation unique. C'est un processus en deux étapes. La première est la production d'une quantité de variations génétiques virtuellement inépuisable grâce à la mutation et à la recombinaison. L'attitude de Darwin envers cette première étape est d'un intérêt considérable pour interpréter la formation de sa théorie. Il considérait la variation génétique comme une « black box », comme on dit en anglais, une « boîte noire » où se cache quelque chose d'inconnu. C'est dire qu'il acceptait simplement la variabilité génétique comme un fait de la nature. Il était incapable de l'expliquer et ne fit pas de trop grands efforts pour analyser son origine. Comme nous le savons à présent, c'était d'ailleurs impossible avant la redécouverte en 1900 de l'oeuvre de Mendel et des recherches qui atteignirent leur apogée en 1953 avec la construction de la double hélice. Grâce à ses recherches taxonomiques et ses conversations avec les éleveurs d'animaux et de plantes, Darwin était convaincu qu'un immense réservoir de variation génétique était disponible dans les populations naturelles. Toutes les recherches ultérieures ont confirmé la supposition de Darwin.
La production de la variabilité génétique dans cette première étape du processus de la sélection naturelle est largement une question de hasard ou d'accident. Comme tous les aspects de la recombinaison (choix du conjoint, réussite des gamètes, crossing-over, etc.) les mutations sont des processus largement aléatoires. Mais l'indétermination dans la production de la variabilité génétique n'est absolument pas désavantageuse. En réalité, la disponibilité d'une grande quantité de variation génétique non utilisée à chaque génération présente un grand avantage sélectif. Étant donné que l'environnement physique et biotique change tout le temps, il est impossible de prédire dans cette génération la combinaison particulière de gènes qui sera la plus avantageuse dans la génération suivante. Dans ces circonstances, la nature choisit la meilleure solution qui est de produire une grande variabilité chez un grand nombre de descendants. La probabilité est alors élevée pour que certains des nouveaux génotypes soient optimaux dans des circonstances nouvelles.
J'ai dit que cette première étape de la sélection, la production de la variabilité génétique, était en grande partie régie par le hasard. Mais que faut-il entendre lorsque j'utilise le mot « hasard » ? Quand les évolutionnistes se servent de mots comme « hasard », « accident » ou « aléatoire », ils ne se réfèrent pas à quelque phénomène situé en dehors de la causalité. Ces mots signifient l'une des deux choses suivantes : ou bien un effet particulier n'était pas prévisible, ou bien il était sans rapports avec les « besoins » actuels de l'organisme. Une mutation génétique n'a jamais aucune corrélation avec la situation particulière de l'organisme mutant par rapport à l'environnement. On peut expliquer la cause de la mutation au niveau moléculaire mais elle se fait au hasard par rapport aux nécessités actuelles de l'organisme.
La seconde étape du processus de la sélection naturelle est qu'à chaque génération l'environnement ne favorise que certains des individus surabondants. C'est l'étape que ne comprennent souvent pas ceux qui s'opposent à la sélection. La survie et la reproduction ne sont pas matières de hasard comme on le prétend si souvent. Chaque individu a au contraire des caractéristiques uniques et certaines de celles-ci favorisent plus que d'autres la survie et la reproduction. Les individus qui les possèdent sont ceux qui ont les meilleures chances d'apporter une contribution au pool génique de la génération suivante. Autrement dit, la seconde étape du processus de la sélection naturelle, c'est-à-dire la sélection, est un facteur anti-hasard.
On voit maintenant pourquoi le processus de la sélection naturelle se situe en dehors de la vieille alternative hasard-nécessité. Même si la première étape du processus, la production de la variabilité génétique, est presque entièrement affaire de hasard, la seconde étape, la mise en ordre de cette variabilité au cours de la production du pool génique de la génération suivante, n'est absolument pas un phénomène aléatoire. Mais en même temps, la sélection n'est pas un processus déterministe. Il n'existe pas de programme interne qui détermine l'avenir évolutif. Il n'y a pas de tendance immanente qui conduise une lignée phylétique vers un but ou une fin prédéterminé. Si la sélection naturelle a été inacceptable pour tant de philosophes et de biologistes, c'est qu'elle ne cadrait avec aucun des deux seules catégories que l'on avait reconnues avant 1859 : le hasard et la nécessité. La difficulté conceptuelle majeure est que la sélection naturelle est simultanément un processus anti-hasard tout en n'étant pas déterministe.
La sélection ne peut pas être déterministe pour deux raisons : 1) les critères qui mouvement la sélection sont en principe nouveaux à chaque génération parce que l'environnement est à un certain point nouveau à chaque génération ; 2) le matériel disponible pour la sélection naturelle est également nouveau à chaque génération car, en raison de la recombinaison génétique, un nouveau lot d'individus uniques apparaît à chaque génération. Il est donc évident que la sélection ne peut pas être déterministe
Ce serait une grande erreur que de confondre sélection et élimination, processus déjà connu du philosophe grec Empédocle et souvent cité aux dix-septième et dix-huitième siècles. Les philosophes essentialistes acceptaient l'idée d'un processus qui éliminerait toutes les déviations par rapport à un type, comme par exemple l'élimination des monstres, de phénomènes et autres individus inférieurs. Ce processus est souvent nommé sélection stabilisante. Mais comme François Jacob a eu raison de le souligner, ce processus d'élimination n'est absolument pas le même que celui de la sélection naturelle :
 « La sélection naturelle n'est pas simplement un crible qui élimine les mutations nuisibles et favorise la production de celles qui sont bénéfiques ainsi qu'on l'a souvent laissé penser. Elle intègre les mutations à la longue et les ordonne suivant des modèles adaptativement cohérents pendant des millions d'années et des millions de générations comme réponse aux défis posés par l'environnement. C'est la sélection naturelle qui donne une direction aux changements, oriente le hasard et produit lentement, progressivement, des structures plus complexes, de nouveaux organes et de nouvelles espèces. Les nouveautés proviennent de l'association auparavant non reconnue d'un matériel ancien. Créer, c'est recombiner. »
Tout organisme est une synthèse complexe et l'aspect le plus fondamental de l'évolution est la création de nouveaux systèmes.
C'est ce qui est accompli par la sélection agissant sur la recombinaison. C'est pourquoi il est tout à fait justifié de qualifier la sélection de créatrice. Elle crée parce qu'elle produit toujours de nouvelles combinaisons et qu'elle vérifie leur valeur adaptative. Elle n'est ni déterministe ni finaliste mais elle trouve ses solutions de façon opportuniste. Bien n'illustre mieux la créativité du processus de la sélection que les réponses multiples qu'elle a trouvées aux nombreux défis posés par l'évolution, comme la beauté du plumage des oiseaux mâles, les organes photorécepteurs ou les systèmes de flottaison des animaux pélagiques. Toute variation disponible du phénotype est utilisée par la sélection pour atteindre le but désiré.
Seul un petit nombre d'historiens de la biologie savent combien le sélectionnisme a été impopulaire depuis 1859 jusqu'à tardivement dans le vingtième siècle. La théorie de la sélection naturelle a été rejetée non seulement en France mais aussi par la majorité des biologistes ailleurs en Europe. Très semblablement et jusque vers les années 1930, elle constituait un point de vue minoritaire en Angleterre et en Amérique du Nord. Il est important de comprendre que très peu des adversaires de Darwin rejetaient complètement l'opération de la sélection naturelle. Il est évident qu'il existe une variation entre les individus d'une population et que les individus bien adaptés ont une meilleure chance de survie et de se reproduire que ceux qui sont mal adaptés. Ce qui était remis en question par les opposants était l'affirmation que la sélection naturelle est le seul facteur directeur de l'évolution. On considérait qu'il était simplement incroyable que la sélection ait été capable de produire l'immense diversité du monde vivant et toutes les merveilleuses adaptations qu'admirent les naturalistes.
Outre des raisons métaphysiques et idéologiques, certaines objections apparemment solides se fondaient sur des faits strictement scientifiques. Je pense qu'en mentionner certaines et montrer pour chacune d'elles leur invalidité aidera à comprendre le processus de la sélection naturelle.

1) L'idée que le type ne peut pas changer au-delà des limites de son propre potentiel immanent:
Cette affirmation, profondément ancrée dans l'essentialisme, n'a pas de valeur parce qu'il n'existe pas de type dans quelque sens génétique que ce soit. Il n'y a que des populations variables et chaque caractéristique d'un organisme a sa propre variation largement indépendante. Une telle structure du pool génique et du système génétique est hautement favorable au processus de la sélection. En principe, il n'y a pas de limites au pouvoir de la sélection.

2) L'idée que les différences entre individus à l'intérieur d'une population continuellement variable sont trop faibles pour pouvoir répondre à la sélection.
Il existe trois bons arguments contre une telle affirmation. Premièrement, R. A. Fisher et d'autres généticiens mathématiciens ont calculé que même des avantages sélectifs minimes pouvaient avoir un effet important à long terme. Deuxièmement, étant donné que chaque caractéristique d'un organisme est variable, il y aura toujours quelques individus présentant de nombreuses déviations favorables par rapport à la moyenne, et la synergie entre ces nombreuses variations favorables donnera à ces individus un avantage sélectif décisif. Finalement, les éleveurs d'animaux et de plantes qui pratiquent la sélection artificielle sur des variations très légères ont su obtenir des succès impressionnants. Il ne fait pas de doute qu'une variation légère et graduelle peut fournir un matériel abondant à la sélection naturelle.

3) L'objection suivant laquelle il existe un conflit entre le caractère aléatoire de la variation génétique et la linéarité des tendances évolutives.
Assurément, les tendances évolutives ne sont pas rares. Elles s'étendent parfois sur des dizaines de millions d'années. L'évolution des chevaux ou celle du cerveau chez les primates en donnent deux exemples bien connus. Mais cette constatation n'est pas en conflit avec le caractère aléatoire de la variation génétique parce que ce n'est pas la variation mais la sélection qui détermine la direction des tendances évolutives et comme je l'ai montré dans la conférence précédente ces tendances sont loin d'être aussi linéaires qu'on le pensait dans le passé.
Il faut se souvenir d'un autre facteur quand on interprète les tendances évolutives. Les gènes ne sont pas indépendants les uns des autres mais ils sont liés ensemble dans des systèmes génétiques. Cela impose des contraintes puissantes à l'incorporation de nouvelles mutations dans un génotype donné. En conséquence, un génotype bien intégré ne peut répondre qu'à certaines des pressions sélectives contradictoires, mais pas à toutes. C'est pourquoi les horticulteurs n'ont pas réussi jusqu'à présent à obtenir une rose bleue ou vraiment noire. C'est pourquoi la main et le pied des vertébrés terrestres sont toujours construits suivant le modèle à cinq doigts de l'ancêtre original. Plus les interconnexions d'un tel système sont nombreuses, plus il lui sera difficile de changer par une pression sélective exercée contre des caractères spécifiques (homéostasie génétique).

4) Très proche de la dernière objection il y a l'idée qu'il y a contradiction entre la nature aléatoire de la sélection et la perfection de si nombreuses adaptations.
Il suffit de penser à la queue du paon avec ses parfaites ornementations imitant des yeux, ou aux crochets des serpents venimeux, aux organes des sens des organismes supérieurs, au modèle parfait de coloration mimétique d'un papillon ou d'un serpent et en fait, à l'ensemble des adaptations structurales et comportementales des organismes pour assurer leur alimentation, pour échapper aux ennemis, pour faciliter le succès de la reproduction et pour se protéger contre les influences hostiles de leur environnement. Certaines de ces adaptations sont si parfaites qu'on estime difficile de croire qu'un processus aléatoire comme la sélection naturelle ait pu hausser ces adaptations jusqu'à un tel sommet de perfection.
Cette objection oublie de considérer que chaque composante du phénotype a une base génétique fortement variable. L'étude précise révèle l'existence de la variation même dans une adaptation apparemment parfaite. Par exemple, tout ophtalmologiste sait qu'il n'existe pas deux êtres humains dont les yeux soient exactement semblables, et que la variabilité de chaque partie de l'oeil est virtuellement sans limites. Il en est évidemment de même des yeux de toutes les espèces animales, même si on est moins bien renseigné sur eux que sur ceux de l'homme. C'est un vaste champ d'action peur la sélection naturelle et donc pour la poursuite de l'amélioration."

5) On déclare, par une argumentation très voisine, que certaines adaptations n'ont pu être acquises grâce à la sélection naturelle.
Ce que l'on mentionne le plus souvent à ce sujet sont les callosités des genoux des phacochères et d'autres animaux, qui sont déjà présentes à la naissance. Un fait similaire est l'asymétrie des bernards-l'hermite et nombre d'autres exemples que l'on trouve dans la littérature anti-darwinienne. On oublie dans tous ces cas que c'est le cycle de vie dans sa totalité qui est la cible de la sélection naturelle et qu'incorporer un caractère au cours du développement pendant les premiers stades de l'ontogenèse, bien avant que l'individu n'ait besoin de cette adaptation particulière, présente une valeur sélective. Il n'y a pas de différence entre le développement des yeux chez l'embryon de mammifère longtemps avant sa naissance, et l'acquisition de callosités chez les embryons d'animaux qui en tirent profit une fois venus au monde. Posséder une adaptation pleinement fonctionnelle quand on en a besoin pour la première fois est de valeur sélective suffisante pour favoriser l'acquisition d'une voie de développement qui assure l'existence de l'adaptation dès qu'elle est nécessaire.

6) Une autre objection encore est la suivante : comment la sélection peut-elle diriger l'évolution alors qu'elle connaît de si nombreux échecs ?
Tous les adversaires du sélectionnisme ont énuméré des cas où il semble que la sélection n'ait pas réussi à atteindre la perfection. Je me limiterai à la discussion de l'échec le plus manifeste de la sélection naturelle, le phénomène de l'extinction. Pour chaque espèce vivante, il y a au moins 1 000 et peut-être 10 000 espèces disparues. Comment la sélection naturelle a-t-elle été incapable de l'empêcher? Cela n'aurait-il pas été beaucoup plus important que de porter la queue du paon à une beauté aussi parfaite ?
Une étude plus soigneuse serait-elle capable de résoudre ce problème de l'ambivalence de la sélection naturelle ? Peut-être. Dans le cas du mimétisme ou de la perfection graduelle de la queue du paon, ce qui est en cause c'est l'amélioration continue de caractéristiques déjà existantes. Devenir un peu meilleur que les autres membres de l'espèce n'est pas matière de survie ou d'extinction. Le changement d'un petit nombre de gènes à chaque génération successive peut l'accomplir. La situation est tout à fait différente dans le cas où la sélection naturelle a échoué. Là, il aurait été nécessaire soit de produire une nouveauté évolutive, soit de réorganiser complètement le génotype pour qu'il puisse répondre à un défi entièrement nouveau. Pour l'accomplir, il se peut que la sélection naturelle n'ait pas eu à sa disposition la variation génétique nécessaire. Souvenons-nous toujours que la sélection naturelle n'a aucune influence que ce soit sur la production de la variation génétique. Elle est toujours un processus a posteriori s'adressant à une variation déjà disponible.
La réalité de l'extinction peut être embarrassante pour la sélection naturelle. Elle est pourtant encore plus embarrassante pour ceux qui croient aux causes finales. Comment une lignée phylétique pourrait-elle s'éteindre si elle possédait une tendance intrinsèque vers la perfection ?

PREUVES DE L'EFFICACITÉ DE LA SÉLECTION NATURELLE

Darwin a fondé sa théorie de la sélection naturelle sur des déductions. Ses adversaires n'ont pas admis que son argumentation représentait une approche solide et scientifique, mais ils ont qualifié sa thèse de pure spéculation. Même si l'on considère que, d'après la philosophie moderne de la science, la méthode hypothético-déductive de Darwin est entièrement légitime, il pourrait néanmoins sembler désirable de trouver des preuves directes de l'efficacité de la sélection. Elles existent à présent.
La sélection artificielle, celle des éleveurs d'animaux et de plantes comme celle des généticiens (rats encapuchonnés, nombre de soies des drosophiles, etc.), a démontré de façon concluante le pouvoir de la sélection. L'expérimentateur peut exercer une sélection pour pratiquement toute caractéristique désirée. Rien ne démontre mieux le pouvoir de la sélection que les races de chiens. Les pékinois, les chihuahuas sans poils, les dogues, les lévriers (whippets) et les saint-bernards proviennent tous d'une seule espèce sauvage, le loup ( Canis lupus). La variété impressionnante des choux dérive de même d'une seule espèce sauvage.
Mais peut-on également démontrer un tel succès de la sélection dans la nature ? Les colorations cryptiques (protectrices), les colorations d'avertissement et le mimétisme sont trois catégories de colorations adaptatives qui ont été citées très tôt comme preuves de la sélection naturelle (Tristram, 1859 ; Bates, 1862). On peut admettre que ce n'était au début que de simples déductions, mais les évolutionnistes et les éthologistes ont accumulé au cours de ces trente dernières années (Ford, 1975) tant de preuves expérimentales qui confirment la valeur sélective de ces types de colorations, que le scepticisme ne se justifie plus.

LA SÉLECTION ET L'ORIGINE DE LA DIVERSITÉ

J'ai montré dans la dernière conférence que la définition réductionniste de l'évolution comme un changement des fréquences géniques dans les populations, était très trompeuse. L'évolution concerne en réalité les changements d'adaptation et la diversité dans le monde organique. Ce qui se passe dans un seul pool de gènes n'apporte que peu de lumière sur le processus évolutif. Les critiques avaient en outre parfaitement raison quand ils disaient que ce n'est pas le gène mais l'ensemble de l'individu qui constitue la cible de la sélection naturelle. On ne peut pas assigner une valeur sélective spécifique à des gènes seuls, isolés. La cible réelle de la sélection est l'organisme tout entier, l'individu potentiellement reproductif avec son génotype intégré. L'évolution concerne les populations d'individus et non les gènes isolés d'un pool génique donné. Il faut s'en souvenir quand on considère le double aspect du processus évolutif.
L'évolution est un changement dans l'adaptation et la diversité. Comme nous l'avons vu, la sélection naturelle joue un rôle décisif pour les changements adaptatifs. Mais quel est son rôle dans l'origine de la diversité ? La réponse intuitive pour un sélectionniste serait évidemment que la sélection naturelle doit être responsable de la diversité organique, car celle-ci n'existerait pas si elle n'était favorisée par la sélection naturelle. Mais cette réponse intuitive est à côté de la question. L'unité de la sélection est l'individu. Mais à l'exception des microorganismes asexués, l'unité de changement dans l'origine de la diversité est la population, qui se situe à un niveau différent dans la hiérarchie des niveaux de l'intégration organique.
Il n'est pas surprenant que ce point ait été tout à fait ignoré des Premiers généticiens comme Bateson et Morgan et des mathématiciens comme Fisher et Haldane, car ils traitaient tous des changements de fréquences géniques dans une seule population donnée. Aucun des membres de ces différentes écoles d'expérimentateurs et de mathématiciens n'a compris que la solution du problème de l'Origine de la diversité se trouvait dans l'origine de populations nouvelles. C'est pourquoi la synthèse de la théorie de l'évolution a été faite si tard. Les critiques des premiers généticiens avaient raison quand ils déclaraient que de simples changements des fréquences géniques à l'intérieur des populations ne parvenaient absolument pas à expliquer l'origine de la diversité.
Les progrès de la biologie moléculaire ont en réalité approfondi le mystère. Ainsi que Jacob a eu raison de le faire remarquer, la plupart des types importants de molécules que l'on trouve chez les organismes supérieurs existaient déjà chez des organismes très primitifs.comme les bactéries. Il ne semble pas que les changements biochimiques aient été le principal moteur de la diversification des organismes vivants. Pour formuler ma conclusion de façon provocante, je dirai que la réponse au problème de l'origine de la diversité ne se trouvera pas dans l'étude des forces sélectives qui agissent sur des gènes enzymatiques dans une seule population donnée.
Quelle est alors la solution du problème de l'origine de la diversité ? La réponse à cette question sera plus facile si on établit une distinction entre la microdiversité et la macrodiversité. La microdiversité concerne le niveau des populations et des espèces, tandis que la macrodiversité intéresse les types d'organismes (« les taxa supérieurs »), l'origine de structures nouvelles et autres aspects de la macro-évolution.
Le problème le plus important dans le domaine de la microdiversité est celui de la multiplication des espèces ; c'est le problème de l'origine de nouvelles populations isolées du point de vue de la reproduction. Ce problème, ainsi que je l'ai montré dans la précédente conférence, a été résolu par la théorie de la spéciation géographique. D'après cette théorie, les nouvelles espèces doivent leur origine, non à des saltations soudaines, mais à la reconstitution graduelle de populations géographiquement isolées. Cette reconstruction génétique prend place sous le contrôle constant de la sélection naturelle. Quand ce processus est achevé, la population de la nouvelle espèce a acquis aussi bien sa nouvelle adaptation écologique que les nécessaires mécanismes d'isolement protecteur. Les différents processus connus de spéciation expliquent parfaitement l'origine de la microdiversité, c'est-à-dire, l'origine de la diversité au niveau des espèces. Ces processus s'accordent entièrement avec la théorie de la sélection naturelle.
Mais qu'en est-il de la macrodiversité ? Qu'en est-il de l'origine de nouveaux taxa supérieurs, de catégories animales ou végétales entièrement nouvelles ? Les essentialistes se trouvèrent confrontés à une difficulté formidable quand ils tentèrent de résoudre ce problème. Ils devaient s'en remettre à des mutations majeures, qui produiraient d'un seul coup un tel type nouveau. On sait à présent qu'il n'y a pas de mutations qui puissent conduire en une seule étape d'un génotype bien équilibré à un autre extraordinairement différent. L'application de la pensée populationnelle, telle que je la définissais dans la première conférence, a permis de résoudre également ce problème. Toute espèce nouvelle ou toute espèce débutante (population isolée) peut envahir une nouvelle niche ou une nouvelle zone adaptative et devenir ainsi le déclencheur d'un nouveau départ évolutif. Le changement évolutif peut être considérablement accéléré dans ces circonstances mais il est graduel et constamment sous le contrôle de la sélection naturelle.
Mais il n'a pas encore été question du problème de l'origine d'organes entièrement nouveaux. Les adversaires du darwinisme n'ont cessé de déclarer que les changements des fréquences géniques causés par la sélection naturelle ne pouvaient pas l'expliquer. Ils ont raison dans un certain sens. L'acquisition d'organes nouveaux ne peut pas s'expliquer au niveau des gènes. Mais il peut s'expliquer au niveau des structures existantes exposées à de nouvelles pressions sélectives. Comme le savait déjà Darwin, on connaît deux modes essentiels d'acquisition d'organes qui apparaissent comme nouveaux. L'un est « l'intensification d'une fonction », selon l'expression de Severtsov. Par exemple, la conversion des extrémités antérieures des mammifères en pelles-bêches chez la taupe souterraine, en ailes chez les chauves-souris ou en nageoires chez les baleines, sont des exemples typiques. L'intensification de la fonction des cellules épidermiques sensibles à la lumière et leur transformation en photorécepteurs bien organisés, culminant en des yeux véritables, est un autre exemple. On trouve même chez des espèces vivantes une graduation parfaite depuis les simples cellules épidermiques photosensibles, en passant par toute une série d'organes photorécepteurs de plus en plus complexes, jusqu'aux merveilleux yeux à lentilles des vertébrés et des mollusques.
L'autre façon d'acquérir de nouvelles structures est un changement de fonction. Par exemple, dans de nombreux cas, au cours de la phylogenèse des arthropodes, les extrémités se sont converties en pièces buccales ou en appendices des organes génitaux. La conversion d'une partie de l'oesophage en tissu respiratoire pour aboutir au développement des poumons est un autre exemple. La conversion des antennes des daphnies en spatules natatoires est une autre bonne illustration. Dans tous ces cas, une structure déjà existante a assuré une fonction nouvelle.
La différence primordiale entre ces deux modes d'acquisition d'organes nouveaux est que, dans le cas de l'intensification de la fonction, même le début le plus rudimentaire du nouvel organe est déjà capable de répondre à la sélection naturelle. Dans d'autres cas, comme celui des ailes des oiseaux, la sélection naturelle ne peut être efficace que lorsque l'organe est devenu totalement fonctionnel. Cette difficulté est surmontée si l'organe était formé au préalable pour une fonction différente et a été utilisé par la suite pour une fonction nouvelle. Dans ce cas, il était soumis à la sélection naturelle depuis le tout début. Cette considération élimine le vieil argument suivant lequel la sélection naturelle est impuissante à améliorer de nouvelles structures débutantes avant qu'elles ne soient complètement fonctionnelles.

PROGRÈS ÉVOLUTIF ET SÉLECTION

Dans leur réaction contre la croyance largement répandue d'une tendance ou d'un mouvement immanent vers un progrès évolutif, Darwin et les darwiniens se sont efforcés de minimiser l'existence du progrès évolutif ou de la nier complètement. Au cours de ces récentes années, après que l'on ait réfuté sérieusement les théories orthogénétiques, il a été possible de considérer d'un oeil nouveau le problème de la progression évolutive.
Un compte rendu purement descriptif de l'histoire de la vie sur terre montre qu'une séquence de formes a évolué, et qu'on peut la désigner à juste titre comme progressive. On ne sait rien du stade prébiotique, mais les procaryotes les plus anciens et les plus simples que l'on connaisse (bactéries et algues bleues) sont déjà des systèmes complexes. C'est encore un pas de géant qui a été franchi quand on est passé de ces premiers organismes aux premiers eucaryotes à noyau, membranelles et organnelles bien organisées. Un autre pas a été l'invention des organismes multicellulaires, qui permit la différenciation en tissus et organes. Parmi les organismes supérieurs, l'acquisition de l'homéothermie, de l'élevage par les parents, de la longue durée de l'enfance, et le développement d'un grand système nerveux central doté d'une vaste capacité de conservation des informations, sont les étapes les plus importantes vers une organisation supérieure.
Lorsqu'on décrit cette chaîne d'étapes, il est difficile de nier qu'elle représente une progression. Les derniers stades de maintes lignées évolutives ont une plus grande efficacité pour utiliser les ressources, ils sont souvent mieux protégés contre l'environnement et sont habituellement plus adaptables. Je doute qu'il y ait une définition vraiment satisfaisante du progrès évolutif, mais on comprend que celui-ci met en cause l'amélioration d'une caractéristique existante, ou l'acquisition d'une nouvelle fonction, ou une adaptation vers une meilleure utilisation des ressources de l'environnement. Il est évident que le progrès évolutif d'un caractère se paie souvent par l'affaiblissement d'un autre. Un progrès général, global, n'existe évidemment pas.
Il faut également insister sur le fait que le changement progressif n'est pas l'attribut nécessaire d'une lignée évolutive. On voit ainsi presque partout que des types ancestraux persistent. Nous avons toujours des bactéries, des algues bleues et des protozoaires. Si on considère l'évolution des chordés, on constate l'existence actuelle d'amphioxus, d'agnathes, de reptiles, d'insectivores et d'autres formes considérées comme primitives. C'est important à mentionner, car cela aide à expliquer comment les biologistes modernes perçoivent le progrès. Le concept du progrès des anciens évolutionnistes était entièrement différent. Ils considéraient non seulement que le progrès était universel, mais ils pensaient qu'il y avait une force orthogénétique interne qui conduisait automatiquement au progrès. La réalité d'une telle force est nettement réfutée par la survie sans changement de types ancestraux.
Mais la sélection naturelle peut-elle expliquer la progression évolutive ? Comment aboutir à un progrès constant si on considère le caractère aléatoire de la variation génétique et l'opportunisme de la sélection ? Cela tracassait déjà Darwin, et a continué de troubler les évolutionnistes modernes. La sélection parmi les individus d'une même population n'a pas nécessairement pour résultat le progrès, parce qu'aussi longtemps qu'un individu est le meilleur de sa population, il est favorisé par la sélection sans que soit nécessaire un départ quelconque vers de nouvelles directions. Quelle est donc la solution de ce problème ? Une fois de plus, c'est Darwin qui a reconnu la nature de la force motrice du progrès évolutif. Il a fait remarquer qu'un individu est non seulement en compétition avec les membres de sa propre population, mais que, pour certaines ressources, il est également en compétition avec les individus d'autres espèces. Au cours de cette compétition interspécifique, il est d'un avantage sélectif décisif de faire naître une sorte quelconque de nouveauté qui confère un avantage sur les espèces avec lesquelles il y a compétition. Darwin a décrit ce processus sous le nom de « divergence d'un caractère ». Il a insisté à maintes reprises sur le fait que la pression évolutive primordiale dans la nature n'est pas exercée par les conditions atmosphériques, les saisons ou d'autres facteurs physiques, mais par compétition avec d'autres espèces. La compétition et, par conséquent, la lutte pour l'existence, se produit dans la sélection naturelle ordinaire entre les individus de la même population. Mais il existe aussi une compétition entre individus appartenant à des espèces différentes, et c'est cette compétition qui apporte une contribution majeure au progrès évolutif. Il y a peu de doutes dans mon esprit que la rencontre avec une espèce compétitrice nouvellement arrivée est probablement la cause la plus fréquente de l'extinction. Cela explique pourquoi il est d'un tel avantage sélectif de trouver les réponses aux défis lancés par un nouveau compétiteur, et c'est la cause principale du progrès évolutif. Si on adopte cette interprétation, il devient clair que la progression évolutive concorde parfaitement avec la théorie de la sélection naturelle, et ne nécessite pas le postulat d'une quelconque loi spéciale ou d'une force directrice interne.

PERSPECTIVES

Je me suis consacré jusqu'à présent dans cette série de conférences à la résistance qu'a rencontrée la théorie de la sélection. Il était nécessaire, pour comprendre correctement la théorie de l'évolution, d'éclaircir les idées fausses que l'on avait auparavant à son sujet. Étant donné que les principaux évolutionnistes à travers le monde sont à présent d'accord sur l'interprétation de la causalité et des mécanismes de l'évolution, on peut se demander ce qui reste encore à faire dans ce domaine de la théorie de l'évolution. En fait, il y a plus de recherches sur l'évolution à présent qu'au cours de n'importe quelle autre période précédente. Quelle est la nature de ces recherches et quelles sont les questions que l'on continue de poser alors même que l'accord est maintenant si large ?
La recherche actuelle se mène essentiellement à deux niveaux très différents. Au niveau du gène, deux grands problèmes demeurent sans solution. Le premier est que l'analyse des populations par électrophorèse a révélé une variabilité bien plus grande des gènes enzymatiques que celle que l'on soupçonnait auparavant. Quelques 30 à 50 pb des gènes enzymatiques ont aussi des allèles plus rares, et tout individu d'une population tend à être hétérozygote pour environ 10 pb de ses locus géniques. Chaque fois que l'on applique une nouvelle technique, on trouve d'autres allèles. Quelle est la signification de cet énorme polymorphisme ? Il était facile d'affirmer, et même de démontrer, qu'une supériorité des hétérozygotes était capable de maintenir un bas niveau d'hétérozygotie. Prétendre qu'il en est toujours de même pour l'énorme niveau d'hétérozygotie à présent découvert devient très peu plausible. On soupçonne donc très généralement qu'une partie de cette variation est sélectivement neutre, et que seul le reste est maintenu par la sélection. Même si l'on accepte ce compromis, une large divergence d'opinions est possible. Certains auteurs déclarent que la plus grande partie de la variation a une signification sélective, d'autres disent que la plus grande partie est sélectivement neutre. Étant donné que l'on imagine sans arrêt de nouveaux tests pour vérifier des hypothèses variées, il y a des raisons d'espérer que les différences entre ces affirmations opposées s'amenuiseront dans un proche avenir.
Il ne faut pas négliger la possibilité que des gènes, qui sont neutres dans leur milieu génétique actuel, puissent acquérir une valeur sélective, soit positive soit négative, après une révolution génétique dans une population fondatrice. Dobzhansky et son école ont démontré pour des quantités de cas avec quelle ampleur la valeur sélective d'un gène ou d'un type structural génique pouvait changer quand on les plaçait dans un contexte génétique différent. Un second problème au niveau du gène est posé par la découverte des généticiens moléculaires, qui ont montré qu'il n'y avait pas qu'une seule catégorie de gènes, comme l'avaient toujours supposé les généticiens classiques, mais au mois deux. L'une est formée par les gènes de structure qui produisent des enzymes, et l'autre par les gènes qui régularisent l'activité des premiers, et que l'on peut nommer gènes de régulation.
On ne sait que très peu de chose jusqu'à présent sur la nature, la fréquence et l'activité de ces gènes chez les organismes supérieurs. Tout ce que l'on a découvert, c'est que le noyau cellulaire de l'homme ou de la souris a suffisamment d'ADN pour au moins 5 millions de gènes alors que les meilleures estimations du nombre des gènes enzymatiques donnent environ 50000. En conséquence, on peut se demander ce que font les 4,95 millions de gènes restants. L'idée qu'au moins une partie d'entre eux sont des gènes régulateurs n'est pas déraisonnable.
A. C. Wilson a suggéré que le taux de l'évolution des gènes régulateurs était indépendant de celui des gènes enzymatiques. Il croit en outre que le taux de changement des gènes enzymatiques est approximativement le même chez tous les organismes mais que les gènes régulateurs ont évolué très rapidement chez certains groupes, les mammifères par exemple, et très lentement dans d'autres groupes, les amphibiens anoures par exemple.
Les faits présentés par Wilson en faveur de cette conclusion sont les suivants. On peut mesurer les différences de la quantité des remplacements d'acides aminés dans les molécules contrôlées par des gènes enzymatiques. Ceci fait, on constate que des espèces de grenouilles, par exemple dans les genres Rana ou Hyla, sont parfois aussi différents les unes des autres que le sont des espèces qui appartiennent à des ordres différents de mammifères, par exemple, aussi différentes que des ongulés et des carnivores. Cela a conduit Wilson à se poser légitimement la question suivante : pourquoi deux espèces de grenouilles sont-elles morphologiquement si semblables alors qu'elles ont divergé depuis si longtemps ? La cause, selon lui, réside dans l'extrême différence entre les taux d'évolution des gènes de régulation dans ces deux classes de vertébrés. Les gènes de régulation des grenouilles ont. très peu changé alors que ceux des mammifères l'ont fait de façon spectaculaire. Il se trouve que la différence entre les gènes de régulation des grenouilles et des mammifères a pour parallèle la grande stabilité des chromosomes des grenouilles et la grande diversité et l'évolution rapide des chromosomes des mammifères. Cela est en faveur de la théorie suivant laquelle les gènes de régulation des eucaryotes sont intimement liés à la structure chromosomique. Jusqu'à présent, tout cela n'est que déductions et théories, mais elles cadrent assez bien avec les faits connus, et c'est certainement une base stimulante pour des études ultérieures. En voilà assez sur le niveau du gène.
La biologie évolutive est encore plus active au niveau des populations et des espèces. Pour la première fois dans l'histoire de la biologie, on peut se demander sérieusement la raison d'être de chaque structure, de chaque processus et de chaque comportement. La téléologie dans son sens restreint et soigneusement défini dans ma deuxième conférence, a retrouvé une certaine respectabilité. Aristote avait après tout raison dans une large mesure. Cette nouvelle façon de poser les questions a affecté toutes les branches de la biologie. Les écologistes se demandent pourquoi les écosystèmes sont construits comme ils le sont ; pourquoi on peut presque prédire le nombre des espèces dans des îles d'une superficie donnée ; pourquoi il y a davantage d'espèces sous les tropiques que dans les zones tempérées ; pourquoi on trouve certaines régularités dans la distribution des faunes et des flores marines. La morphologie comparée a subi une révolution complète en abandonnant le type de questions posées par la morphologie idéaliste, et en se demandant à la place quel était l'avantage sélectif de la reconstruction de chaque changement de structure, depuis l'ancêtre le plus simple jusqu'au descendant le plus complexe.
Ce qui s'est réellement produit, c'est que l'on a finalement reconnu que si la biologie fonctionnelle, celle des causes prochaines, est une science légitime, la biologie des causes évolutives l'est tout autant. On a reconnu en outre que la biologie de l'évolution est un domaine beaucoup plus vaste que la simple description des phylogenèses. C'est, pour revenir à notre définition originale de l'évolution, la partie de la biologie qui tente d'expliquer toutes les causes de la diversité organique, et d'interpréter tous les aspects de la structure, des activités et du comportement des organismes, comme des réponses adaptatives et donc sélectionnées à un environnement très diversifié et très variable. Et comme l'homme fait partie de ce tableau, cette nouvelle biologie évolutive affecte profondément notre concept de l'homme.


Evolution et sélection naturelle

L'évolution, telle que l'imagine la doctrine darwinienne, en puisant ses matériaux de construction parmi les mutants, ne peut se passer du hasard qui est son fournisseur, mais la sélection à laquelle elle recourt pour ajuster les mutations à la nécessité (?) ou à la simple utilité, devient l'anti-hasard, le mainteneur de l'ordre. Ainsi, la doctrine sous sa forme la plus élaborée, ménage la chèvre et le chou et s'efforce de concilier chaos et ordre, apparemment inconciliables.
En conséquence, elle lie étroitement l'adaptation à la sélection, la première dépendant de la seconde. Cette conception a influencé, à la fois, la manière d'évaluer l'utilité des caractères présentés par l'être vivant et l'interprétation de la genèse de l'adaptation. Toute étude critique doit donc porter sur l'une et l'autre de ces deux notions. Aussi avons-nous consacré un chapitre à l'étude de chacune d'elles.

L'IDÉE DE SÉLECTION

L'idée d'une sélection triant les variants au sein d'une population, séparant les aptes des inaptes, a été exprimée bien avant le XIXe siècle par maint naturaliste ou philosophe. Aristote, étemel précurseur, dans le livre IX des Parties des Animaux a énoncé le principe même de la compétition pour la vie : « Les animaux sont en guerre les uns contre les autres, quand ils habitent les mêmes lieux et qu'ils usent de la même nourriture. Si la nourriture n'est pas assez abondante, ils se battent, fussent-ils de la même espèce. » Il se demande même dans sa Physique (livre II, chap. VIII), « si de cette lutte n'auraient pu résulter l'extinction des formes insuffisamment adaptées aux conditions d'existence et la conservation des formes bien adaptées, d'où l'apparente finalité que nous observons. Mais il repousse aussitôt cette idée, la finalité dans la nature étant la règle et non l'exception; il considère d'ailleurs que les ressources de la nature sont assez grandes pour rendre impossible la destruction d'une de ses oeuvres. Et puis, tous les animaux ne sont pas en lutte; il en est qui sont amis » (E. Perrier, La philosophie zoologique avant Darwin, F. Alcan, Paris, 1896, p. 16). Dans d'autres écrits de l'Antiquité, on relève des allusions à la compétition entre animaux et à la survivance du plus apte, notamment dans le Natura rerum de Lucrèce. Mais aucun philosophe ou naturaliste n'en tire un principe général : la notion d'évolution faisait défaut. C'est à Darwin et à Wallace (1858) qu'appartient vraiment l'idée d'attribuer à la lutte pour l'existence un rôle sélectif entraînant l'évolution des êtres vivants. Dans l'explication du mécanisme évolutif, présentée conjointement par Darwin et Wallace, l'idée que seuls persistent les individus les plus aptes à lutter contre leurs semblables, leurs ennemis de tous ordres, l'adversité climatique, à trouver de la nourriture, à résister aux maladies infectieuses, etc., est de beaucoup la plus originale.
Ils en ont pris l'inspiration et la justification dans le livre du physiocrate Malthus, Essai sur le principe de population, 1798 (voir Wallace, 1908), qui a mis en lumière le déséquilibre existant entre la multiplication des humains et la quantité de nourriture disponible, en même temps que les causes des pertes que subissent les populations.
La sélection naturelle reste la clé de voûte de la doctrie darwinienne qui en postule l'universalité et en fait i'agent responsable de l'évolution de tous les êtres organisés. N'ont survécu que les formes viables (ce qui est un truisme), n'ont persisté que les dispositifs adéquats à leur fonction. Au désordre des mutations aléatoires, la sélection substitue l'ordre, l'équilibre, voire l'harmonie.
C'est là une interprétation dont il faut démontrer l'exactitude.
Dire d'un certain ensemble d'objets ou d'êtres vivants qu'il est en équilibre avec le milieu ou que ses composants le sont entre eux, ne signifie point que cet équilibre et l'état de l'ensemble résultent d'une sélection, d'un tri antérieur.
Ainsi, l'état actuel du Macrocosme et de ses astres ne résulte nullement d'un tri mais du passage d'un état à un autre, le changement se poursuivant jusqu'à ce qu'une certaine stabilité soit réalisée, stabilité qui, à son tour, sous l'influence de causes internes ou externes, sera rompue.
Faire intervenir la sélection, c'est finaliser le système. Il ne saurait y avoir de tri sans intention. Que ce soit la nécessité qui l'anime, ou tout autre facteur, qu'importe; les causes changent mais n'en sont pas moins finalisantes.
Ce qui nous intéresse, pour l'instant, est de savoir dans quelle mesure les pertes subies par toute population animale ou végétale interviennent dans le processus évolutif.

LA SÉLECTION AU COURS DE L'ONTOGENÈSE

Les espèces, tant animales que végétales, subissent des pertes énormes qui portent en premier lieu sur les éléments reproducteurs et les embryons. En dépit de leur fécondité fort élevée, maintes populations demeurent numériquement stables, ce qui veut dire qu'à un couple succède un autre couple. Cet état de choses atteste l'importance de la mortalité des germes, des embryons, des jeunes.
Chez les animaux où l'acte reproducteur rassemble des foules d'individus, la destruction tourne au massacre. Les innombrables Termites et Fourmis essaimants qui sortent en masse de leur nid, sont attaqués avec frénésie par des prédateurs. Survivent les quelques couples qui ont bénéficié d'un abri trouvé dans le sol, dans une an&actuosité d'écorce.., et cela sans qu'interviennent les qualités propres de l'Insecte, sans que joue le moindrement la sélection. Les « nuages » d'Annélides polychètes se rendant à leurs noces sont, tout autant que les essaims d'Insectes, victimes de nombreux et insatiables ennemis.
Les destructions colossales d'oeufs, de spermatozoïdes, de graines, de larves ne sont pas sélectives. La mort ne choisit pas ses victimes : elle frappe en aveugle. Les gamètes mal conformés, et ils sont fort nombreux, ne prennent que rarement part à la fécondation du fait de leur incapacité fonctionnelle. Mais un oeuf ou un spermatozoïde peut porter des gènes létaux et donner un embryon qui se développe normalement jusqu'à l'entrée en action de ces gènes, parfois vers la fin de l'ontogenèse. Les statistiques révèlent que, dans l'espèce humaine, 25 % des avortons et des mort-nés souffrent d'une anomalie chromosomique (le plus souvent une polysomie); parmi les 75 % des avortons restants, il est vraisemblable qu'une forte proportion d'entre eux sont victimes de gènes létaux.
Au cours du développement embryonnaire et des premiers âges, l'élimination du pire, du pathologique joue à plein; elle protège le génotype, mais n'exerce pas une influence directrice sur l'évolution.

LA SÉLECTION ET L'ACCIDENT

Les pertes massives dues aux cataclysmes qui ravagent de vastes espaces ont un effet peu sélectif sur les ani,maux et les végétaux. Ils frappent aveuglément, au hasard des lieux ou des circonstances : le razde-marée, l'inondation, l'incendie de forêt ou de savane, etc., ne trient pas leurs victimes.
L'ouragan qui abat des pans de forêt n'exerce pas une action vraiment sélective : mais les chablis créent un milieu propice à certaines espèces, contraire à d'autres. Dans la forêt primaire équatoriale, les larges blessures ouvertes par les tornades sont des places vides où la compétition interspécifique se montre vive et où se succèdent des groupements végétaux qui parcourent un cycle dont le terme constant n'est rien d'autre que le retour à la forêt primaire, climax du Inilieu considéré.
Toutefois, les incendies allumés chaque année par les indigènes dans les savanes africaines, au cours de la saison sèche, épargnent quelques espèces végétales dites pyrophytes qui, grâce à l'épaisseur de leur écorce, à leurs organes souterrains, à la succulence de leurs tissus, résistent à la chaleur et aux flammes.
Ainsi la « préadaptation » (notion généralisée par Lucien Cuénot) (1), favorise certaines espéces qui, aprés le passage de l'incendie, deviennent prédominantes. C'est le cas, dans les savanes centrafricaines, des Hygrophila et des Lepidagathis (des Acanthacées) qui sont des plantes basses dont les capsules renfermant les graines s'ouvrent diJficilement; lors de l'incendie, les fruits, agglomérés en amas, ne sont que léchés par les flammes, mais, modifiés par la vive chaleur, dès la première rosée, ils éclatent et projettent leurs graines au loin, favorisant la dispersion et l'expansion de la plante.
L'incendie exerce une action évidente sur la composition de la flore. Mais, les études précises faisant défaut, on ne peut aoErmer qu'il favorise, au sein d'une même espèce, un génotype plutôt qu'un autre. De toute façon, il ne provoque pas l'apparition de nouveautés. La sélection des préadaptés modifie la composition du peuplement végétal mais ne constitue pas une évolution véritable car les individus eux.mêmes demeurent inchangés. Dès que cessent les incendies périodiques, le facteur sélectif ne joue plus; les pyrophytes n'étant plus favorisés, le peuplement végétal redevient ce qu'il était avant que le feu ne le modifie.
N'allons point confondre l'évolution créatrice avec les variations de composition d'une population, selon les circonstances. Les deux phénomènes sont distincts; tenter de les lier ne peut être qu'une opération spécieuse. Les exemples de préadaptations proposés jusqu'ici (sélection par le gel d'individus résistant au froid au sein d'une population végétale, des pyrophytes parles feux de brousse, de Crustacés aquatiques ou de Poissons euryhalins par les variations de salure, par le vent d'Insectes aptères...) ne concernent que des caractères qui ne touchent pas le plan d'organisation et n'engagent jamais l'espèce dans une voie nouvelle (2).
Au total, les destructions massives frappent au hasard, à tort et à travers. Après les cataclysmes, les préadaptés, si par fortune il s'en trouve, sont seuls à subsister et la composition de la flore et de la faune s'en trouve modifiée, mais le statut génique des individus est peu changé et aucune variation de grande ampleur n'est observée.

L'ÉLIMINATION SÉLECTIVE

Les morts accidentelles importent pour la croissance, le déclin ou l'équilibre des populations, mais n'influencent guère l'évolution.
Après les massacres aléatoires, dans les populations qui leur ont échappé, entre larves, jeunes et adultes, s'instaurent des compétitions plus ou moins sévères d'où résultent, selon la théorie, la persistance du plus apte, c'est-à-dire en termes de génétique, le génotype le mieux adapté à l'environnement. L'éfimination, de quelconque, devient sélective (3).
La survivance du plus apte résulte d'une action essentiellement suppressive. Si elle jouait à plein, les populations naturelles unispécifiques tendraient vers l'unification du génotype et les populations plurispécifiques tendraient vers l'unispécificité. Or, le moins bon persiste et les populations naturelles demeurent très fortement hétérogènes (génétiquement parlant). Aussi convient-il de connaître les modalités de la sélection naturelle. Les études ont porté, plus sur des populations expérimentales, que sur des populations naturelles.
Si, dans la très grande majorité des cas, le mutant généralement « inférieur » au type sauvage se trouve éliminé, il en va parfois autrement; le mutant se maintient, s'installe dans la population. Il en fut ainsi pour un allèle de sepia (couleur de l'oeil) que Teissier (1943) vit apparaître dans un élevage de Drosophiles (4) : Sepia augmenta graduellement en nombre et pendant une vingtaine de générations se stabilisa autour d'une valeur fixe.
Les études démographiques sur les populations expérimentales de Drosophiles ont appris que les valeurs sélectives des génotypes dépendent des conditions de milieu dans lequel vivent lesdites populations.
Le mouvant des êtres vivants se constate de bien des façons. En voici une qui, pour l'évolutionniste, a une valeur particulière. Je l'emprunte à l'oeuvre de G. Teissier, que je tiens pour être le biologiste qui a le plus finement étudié la sélection naturelle et dont l'atta. chement aux idées darwiniennes ne peut être mis en doute. Dans les populations expérimentales de Drosophiles, écrit-il (1958), « la fréquence de certains mutants peut rester sensiblement constante pendant plusieurs dizainesdegénérations, mais si l'expérience est poursuivie assez longtemps, cette fréquence présente normalement une succession de périodes de stabilité, de croissance et de décroissance, les niveaux atteints successivement pouvant être très différents les uns des autres. Ces variations imprévues et rapides, qui donnent à l'évolution (5) de chacune des populations étudiées ses caractères propres, ne peuvent être expliquées entièrement ni par des variations inapparentes des conditions de milieu ni par une « dérive génique », conséquence du caractère essentiellement aléatoire du choix des gamètes destinés à former les générations nouvelles. Il est permis de croire qu'elles sont la conséquence de changements inapparents survenus dans des systèmes d'allèles autres que ceux sur lesquels porte l'observation ».
Le milieu étant maintenu stable, c'est donc dans la nature même des membres de la population qu'il convient de chercher les causes de la variation du taux des mutants. L'explication proposée par Teissier est Vraisemblablement la bonne. Les mutations neutres et autres mutations inapparentes qui, sans arrêt, différencient les descendants de leurs parents et les individus entre eux modifient les valeurs sélectives des génotypes, peut-être par quelque effet de sommation, d'où les changements de fréquence de leurs diverses sortes.
Si nous nous plaçons dans une perspective évolutionniste, les observations et expériences effectuées sur les populations expérimentales, en milieu constant, nous montrent à quel point la sélection a une action variable, dépendant de nombreuses causes. Lorsque de la cage d'élevage, on passe à la libre nature, la complexité du milieu augmente dans des proportions considérables et difficiles à apprécier : le nombre des génotypes, comme celui des facteurs sélectifs, s'accroît. Il est difficile de mesurer la prise que donne à la sélection tel ou tel caractère. Si la mutation compromet la vie de l'animal ou de la plante, il est aisé d'en connaître les effets sur la population considérée. Il est bien entendu que la mesure des avantages ou des désavantages que procure à son porteur tel ou tel caractère n'a de valeur que si elle tient compte de la comparaison entre le nombre des descendants porteurs et non porteurs de la mutation.
Lorsqu'il s'agit d'un caractère unique et si on opère sur des populations homogènes, c'est-à-dire dont les individus possèdent le même génotype à l'exception d'un gène, on peut affirmer que les différences des nombres se réfèrent bien au caractère différentiel pris en considération. Dans les populations hétérogènes, les actions et interactions géniques sont si complexes qu'il devient difficile d'être affirmatif.
Comme les espèces diffèrent par des nombres élevés de gènes, les comparaisons faites entre elles, pour établir la valeur sélective d'un caractère, n'ont guère de signification. Les inégalités démographiques sont dues à trop de causes pour que nous puissions préciser laquelle est, efficace, en plus ou en mois.
Evaluer l'avantage ou le désavantage que confère un caractère sans forte incidence sur son porteur est malaisé. Par exemple, les études statistiques sur les populations de l'Escargot des bois (Cepaea nemoralis),effectuées en France par Lamotte (1951, 1966) et en Grande-Bretagne par Cain et Sheppard (1950.1954), Cain et Currey (1963, 1968 a et b)... n'ont pas conduit leurs auteurs aux mêmes conclusions. Lamotte estime que les bandes noires absentes ou présentes et plus ou moins développées ne donnent pas prise à la sélection. Les auteurs anglais sont d'un avis opposé; ils attribuent à la sélection les taux plus ou moins élevés d'individus à bandes ou sans bandes. Le débat, malgré ce qu'en dit E. B. Ford (1971), n'a pas reçu de conclusion définitive, sûre, satisfaisante. L'opposition des données a d'autant plus d'intérêt que les auteurs sont tous de stricte obédience darwinienne. Il est important de rappeler que des coquilles de Cepaea, trouvées dans des dépôts pléistocènes (1million d'années environ), portaient déjà des bandes noires et rouges (Diver, 1929). Ce simple fait indique le peu d'importance que peuvent avoir les ornements sur la survie de l'espèce : le juge dans l'affaire, c'est l'histoire; son verdict est clair et s'exprime par la survivance ou l'extinction. Mesurer ce qui est avantageux et ce qui ne l'est pas étant impossible sur les populations d'animaux fossiles, tout ce qu'on raconte sur la valeur sélective de tel ou tel caractère d'un animal est pure imagination. Ce n'est point parce que dans une population d'Oursins cida. rides, les individus à longs piquants deviennent plus nombreux, que le caractère « long piquant » est la cause de leur prédominance; il peut être la conséquence très naturelle d'une croissance que l'âge n'arrête pas. Un tout autre caractère (résistance aux parasites, pertes embryonnaires plus faibles, etc.) en est la cause possible. L'imagination a le champ libre; sachons la brider.
S'il est difficile de prévoir le destin d'une population expérimentale, malgré la haute qualité des instruments mathématiques dont dispose le démographe et sa maîtrise des paramètres intervenant dans le milieu il l'est bien davantage, lorsqu'il s'agit d'une population naturelle; la tâche devient alors quasiment impossible. L'aléa des mutations inapparentes s'oppose, à lui seul, à une prévision tant soit peu sûre du destin de la population.
Comme nous le disons ailleurs, dans ce livre, la théorie triomphe à condition de ne pas être confrontée avec la réalité, qui la déborde par sa complexité.
La mutabilité, à la lumière des découvertes accomplies par la biologie moléculaire, dépasse de beaucoup les chiffres tenus, il y a moins de trente ans, comme étant de valeurs maximales. On est presque en droit de dire que tout gène mute et souvent; mais les mutations de très faible amplitude (mutations neutres de Goodman et autres biomolécularistes), phénotypiquement inobservables, sont de beaucoup les plus fréquentes; l'analyse des protéines a permis de s'en rendre compte (hémoglobines, et autres).
Sous une apparence stable, constante, le monde vivant est bien ce que Montaigne appelait une « branloire pérenne ». Stabilité dans la variation telle est la règle paradoxale, apparemment contradictoire que suivent les êtres vivants. La variabilité affirme et souligne l'individualité. Elle confère à chaque créature vivante sa structure propre, son chimisme particulier. Chaque individu possède « ses » protéines qui matérialisent sa personnalité.
La fluctuation par menues erreurs de copie, qui émaillent les produits des gènes, a pour première conséquence, de « personnaliser » tout génotype, tout phénotype.
Les mutations que nous détectons par l'observation directe correspondent aux grossières erreurs de copie; elles apportent, pour la plupart, des troubles dans la forme et dans la santé de l'animal qui les subit. A la limite du pathologique, du monstrueux, ces mutations sont éliminées et cela n'a rien de surprenant. Vie et désordre sont incompatibles.

LA COMPÉTITION EST-ELLE UNIVERSELLE?

La sélection, résultant de la compétition entre individus de la même espèce ou d'espèces différentes, attribue une prime de survie ou de « reproductibilité » aux mieux doués.
On connaît le vieil exemple des Loups chasseurs de Daims, les plus véloces survivent car ils sont les mieux nourris, étant ceux qui capturent le plus de proies. Lucrèce fut le premier à le donner, Darwin l'a repris (6). Mais il n'a qu'un vice et il est de taille, il est faux : les Loups comme les Chiens sauvages chassent en meute et à courre jusqu'à épuisement de leur proie. Le groupe force la proie; tous les membres de la meute participent à la poursuite et à la curée. Il n'y a pas de « champions » qui, seuls s'approprient la nourriture. La poursuite solitaire est exceptionnelle, elle est le fait de vieux mâles ou d'individus chassés du clan; elle n'intéresse pas les reproducteurs, les mâles dominants du clan. Le rang occupé dans la hiérarchie sociale a une tout autre importance pour le destin de l'individu et peut l'exclure de la reproduction (castration psychologique).
Dans certains milieux et pour certaines espèces, il faut beaucoup d'imagination pour découvrir l'oeuvre de la sélection. En voici un exemple qui nous revient en mémoire. Entre les Galagos (Primates lémuriens), qui vivent surtout en forêt, la compétition ne se manifeste pas. Les Insectes dont ils font une grande consommation en tout temps sont si abondants qu'ils n'ont aucune peine à en capturer à leur suffisance. Pour les fruits, les choses sont dioEérentes. Leur disette tient non à une surpopulation, mais au cycle saisonnier de leur productipn. Il arrive en certains mois, qu'aucun arbre ne porte de fruits. Les Galago elegantulus friands des gommes, qui s'écoulent le long du tronc d'essences forestières, ne voient diminuer cet aliment que pendant quelques semaines de la saison sèche. En fait, la disette ne sévit jamais pour les omnivores que sont ces Lému. riens. Les prédateurs, surtout des Viverridés et des Rapaces, ne prélèvent sur leurs populations qu'un très petit nombre d'individus. Leur action n'est que faible. ment sélective, mais comme on le sait pour d'autres prédateurs (Loutre, par ex.), ils capturent sans doute, avant tout, les individus chétifs, malades et âgés.
Bien des sélections agissent depuis des temps très reculés sans modifier l'espèce.
L'histoire des Loups chasseurs de Daims, invoquée par Darwin, vient d'en fournir un exemple ; l'inégalité de vitesse entre les individus composant la population n'est jamais abolie.
Les Saumons migrateurs comptent parmi eux un contingent d'individus trop faibles pour franchir les rapides ou les barrages des fleuves qu'ils remontent pour frayer.
Dans les deux exemples, les individus éliminés proviennent de géniteurs qui avaient surmonté les obstacles, puisque seuls les vainqueurs ont la possibilité de se reproduire. Les déficients doivent peut.être leur infériorité aux conditions défavorables dans les. quelles ils se sont développés. Leur élimination s'est faite en portant sur des somations et non sur des caractères héréditaires.
Cela montre la complexité des phénomènes concernant l'équilibre des populations et le pouvoir limité de la sélection.
J'ai naguère étudié les peuplements d'0rthoptères dans divers biotopes du territoire français. Je n'ai jamais fait une observation me permettant d'affirmer l'existence d'une compétition intra- ou interspécifique perceptible. Dans les prairies, normalement, les populations subissent des fluctuations numériques et ne se trouvent donc pas en équilibre exact avec le milieu. Mais, sauf dans les rares cas de pullulations ( Locusta migratoria f. gallica, Dociostaurus maroccanus, Calliptamus [ italicus?] ), les Acridiens disposent d'une quantité illimitée de nourriture. En dehors de la période de reproduction, ils s'ignorent, seuls les individus de quelques espèces se rassemblent sous l'effet de l'inter-attraction sociale. La compétition est nulle. Les pertes subies par les populations sont dues aux conditions climatiques, aux prédateurs (peu nombreux, voire négligeables dans certains biotopes), aux anomalies du développement comme l'atteste le contenu des oothèques. Elles éliminent au gré des circonstances les estropiés, les malades, les ratés de l'ontogenèse, qui peuvent être des individus dont le génotype est hypothéqué par des gènes mutés létaux. On constate des faits analogues dans le sous-ordre des Tettigonoïdes, avec cependant une compétition que le cannibalisme, pratiqué dans certaines circonstances ( Tettigonia, Decticus, Homorocoryphus... ), augmente légèrement. Les Mantes adultes s'attaquent aux Criquets de taille petite ou moyenne, ainsi qu'aux larves de Tettigonoïdes; leurs prélèvements sur la population restent toujours très faibles.
Dans divers groupes zoologiques, les compétitions ne sont certes pas négligeables. Parfois une espèce chasse l'autre, ce qui explique la rareté des espèces sympatriques et aussi, sur un même territoire, la localisation de chacune d'elles dans une niche écologique distincte. Les espèces sympatriques ne sont pourtant pas exceptionnelles : les sociétés mixtes de Singes Cercopithécidés de l'Ouest africain où vivent côte à côte, ou presque, Cercopithecus nictitans, C. cephus, C. diana, mêlés à des Cercocebus albigena en fournissent un bon exemple.
En revanche les trois Pangolins du Gabon, bien qu'habitant les mêmes lieux, hantent des niches écologiques distinctes : le Pangolin géant ( Manis gigantea ), exclusivement terrestre, s'attaque surtout aux nids hypogés de Termites champignonnistes; le Pangolin à longue queue ( Manis longicaudata ) est un grimpeur arboricole diurne qui va volontiers à l'eau; le Pangolin ordinaire ( Manis tricuspis) est de moeurs nocturnes et arboricoles, bien que moins arboréal que le précédent. Ces espèces ne se gênent pas mutuellement, car elles n'exploitent pas les mêmes niches écologiques. Entre elles, la compétition est très faible ou presque nulle. Des faits du même ordre existent dans des milliers de genres.
Des expériences, réalisées par des non-naturalistes, mettent en évidence le rôle que joue, dans certains cas, la compétition interspécifique. L'introduction inconsidérée du Renard d'Europe ( Vulpes vulpes ) en Australie a eu des conséquences funestes sur la faune indigène, déjà en butte aux attaques de Dingo (Canis dingo ) qui a été introduit par les hommes venus peupler l'île. La Mangouste ( Herpestes griseus ) introduite à la Jamaîque puis à la Martinique pour y détruire les Rats ( 0ryzomys antillarum) et les Serpents, s'est acquittée de cette tâche, mais ensuite s'en est prise aux Mammifères et aux Oiseaux autochtones et leur a fait subir de lourdes pertes.
Le Hibou des îles Seychelles, Gygis alba, est progressivement éliminé par un Hibou d'Afrique introduit par l'Homme, il y a plus d'un siècle, pour lutter contre les Rats amenés par des bateaux venus de Nantes et de La Rochelle, au XVIe siècle. Le Cardinal malgache (ou canari des Seychelles), importé au siècle dernier, prolifère aux dépens des Oiseaux autochtones de sa taille et de même régime alimentaire granivore... Cette liste pourrait être allongée très facilement.

SÉLECTION ET DÉMOGRAPHIE

La démographie, dont l'objet est l'étude quantitative des populations et de leurs fluctuations, paraît a priori propre à révéler l'influence de la sélection sur un groupe d'organismes vivants et les modalités de l'élimination. Il ne faut pas perdre de vue que les causes de mortalité sont innombrables et qu'il n'est pas toujours facile, voire possible, de les connaître. Dans une population naturelle ou élevée au laboratoire, attribuer à un caractère porté par certains individus une valeur sélective en dénombrant les descendants de ces individus ne peut être tenu pour légitime que si la statistique concerne des populations placées dans des conditions de milieu ne variant pas et bien connues de l'observateur.
La répartition, la stratégie des gènes, pour reprendre l'expression de Waddington, ont été analysées avec minutie et selon les techniques mathématiques les plus raffinées. La masse des documents ayant trait à la « dynamique des populations » est énorme; elle vient d'être soumise à une révision approfondie par Sewall Wright dans son traité intitulé Evolution and the genetics of populations. Il s'agit d'une oeuvre fondée sur les mathématiques, fort méritoire certes, mais qui vaut exactement ce que valent les idées théoriques qui l'inspirent et les données expérimentales, ou autres, sur lesquelles les calculs portent. C'est pour cela que les mathématiques dans le domaine de la biologie n'ont pas eu jusqu'ici valeur de preuve (7).
Le problème est de savoir s'il est vrai que la dynamique des populations donne l'image, en raccourci, et dans le temps, de l'évolution biologique. Bien que n'ayant pas été clairement énoncé, il n'en est pas moins, implicitement posé. Dans l'esprit des darviniens, la génétique des populations constitue la partie fonda. mentale de ce qu'ils nomulent, tout en restant imprécis, la génétique évolutive.
Il s'agit non de discuter l'exactitude des calculs effectués par les statisticiens et des données de la géné. tique, mais de savoir si les calculs, les équations et les postulats génétiques concernent vraiment l'évolution, celle que révèlent les documents paléontologiques et non celle des doctrinaires.
Des expériences démographiques se trouvent parfois réalisées dans la nature sans que l'homme y intervienne. Il faut que le biologiste s'en saisisse et en tire les enseignements qu'elles contiennent. Par exemple, dans le Nord du Canada, la chasse aux animaux à fourrure est intense. La Compagnie de la baie d'Hudson, achète les peaux aux trappeurs et en tient une comptabilité précise. L'examen de ses livres a montré que les Lièvres ( Lepus arcticus) et les Lynx ( Felis [ Lynx] canadensis) suivent des cycles d'abondance qui atteignent leurs maxima tous les neuf ans (plus ou moins un an). Les maxima se montent à 70000-150000 peaux pour les Lièvres, à 50000. 70000 pour les Lynx. Les minima se tiennent aux environs de 15 000.
Les Lynx se nourrissent de Lièvres; leur prédation s'exerce avec force; les maxima comme les minima coïncident dans les deux populations : les chassés et les chasseurs. La lutte est intense; les chiffres l'attestent. son effet évolutif est nul. Morphologiquement, physiologiquement, rien ne change dans les Lièvres et dans les Lynx. On peut répéter cette constatation pour les animaux migrateurs (les Insectes migrateurs, à l'exception des Lépidoptères, meurent tous sans laisser de postérité durable); la mort n'y est pas différenciatrice; l'action de la sélection ne s'accompagne d'aucune variation perceptible.
Dans une population en équilibre, un certain génotype assure, mieux que nul autre, le maintien de cet équilibre. En conséquence, tous les individus dotés d'un génotype différent sont éliminés, plus ou moins vite, selon la pression de sélection s'exerçant sur la population (nous savons que ce corollaire n'est pas vérifié par l'expérience. Teissier, 1962).
Si le milieu se modifie, c'est un autre génotype qui convient le mieux aux conditions nouvelles et se substitue à l'ancien devenu inadéquat. Cette substitution n'est évidemment possible que si la sélection a laissé subsister dans la population des combinaisons géniques variées : autrement dit, si elle n'a pas été sévère. C'est ce qui s'observe dans la réalité. G. Teissier (1962) l'a , exprimé en généticien darwinien : « Un fait très important à noter pour la théorie générale de l'évolution est que la « fluctuation génique » de nos populations expérimentales (de Drosophiles) reste toujours très grande, malgré la sévérité de la sélection naturelle qui s'y exerce et que, même après un temps très long, la sélection artificielle y reste efficace. » J'ai pu vérifier l'exactitude de cette assertion. Des Gryllus domesticus, élevés depuis trente-cinq ans au laboratoire, soumis à des expériences sur l'effet de groupe se sont montrés extrêmement hétérogènes, fournissant des réponses très variées, tant au groupement qu'à l'isolement.
Le fait est là; dans la nature les populations animales ou végétales restent hétérogènes bien que soumises à la sélection naturelle.
Les populations de Bactéries ou d'Insectes détruites par un antibiotique ou un poison constituent des cas extrêmes : si le gène protecteur est présent, son porteur survit, s'il manque, l'individu meurt. Si de telles alternatives se répétaient pour plusieurs gènes ou leurs allèles, il en résulterait un changement rapide et désordonné de la population concernée.
En vérité de tels changements se produisent rarement, car la règle de la variation n'est pas celle du tout ou rien. La sélection manque de sévérité et l'avantage que confèrent certains génotypes à ses porteurs est faible, voire très faible. Ce qui revient à dire que, dans la population, le remplacement du génotype anciennement adéquat par le nouveau préadapté se fait lentement, en fonction du coefficient de sélectivité qui peut être très petit (pour les calculs voir les travaux de Sewall Wright et autres généticiens). Rappelons que les populations européennes d'Escargot des bois ( Cepaea nemoralis) sont hétérogènes quant à la coloration de leur coquille depuis au moins un million d'années ! La sélection tend à éliminer les causes de l'hétérogénéité de la population et, par conséquent, à uniformiser le génotype. Elle conserve plus le patrimoine héréditaire de l'espèce, qu'elle ne le transforme.
En somme dans cette affaire, il s'agit surtout de spéculations théoriques, car les populations naturelles sont très hétérogènes, composées qu'elles sont, en majorité, ou en totalité, d'individus hétérozygotes. Ajoutons que l'uniformité des apparences extérieures dissimule bien souvent une hétérogénéité foncière.
La présence de nombreux génotypes hétérozygotes, dans une même population, tient soit à la faiblesse de la sélection, soit à l'état neutre ou indifférent des caractères déterminés par les divers allèles. Les deux causes présumées jouent souvent en même temps et assurent la persistance des divers génotypes.
Il est bien inutile de recourir aux calculs, car si les populations naturelles se révèlent, à l'étude, si haute. ment hétérozygotes, c'est parce que la sélection opère avec efficacité seulement à l'encontre des gènes très nocifs, très pathogènes.
Bien que, d'après la théorie, dans toute population, une combinaison génique précise confère à ses possesseurs une adaptation particulièrement exacte au milieu, certains de ses allèles donnent si peu de prise à la sélection qu'ils persistent dans les générations successives (compte non tenu de l'élimination par dérive génique). Un tel état de fait implique une tolérance de la sélection à l'égard de la composition génique des individus. Si la sélection s'exerçait avec rigueur, tous les génotypes sauf un, celui qui confère le maximum d'adaptation, seraient éliminés. Dans le cas des pré. adaptés (résistance aux antibiotiques, aux pesticides), le gène «anti», avant le contact avec la drogue vénéneuse, ne donnait pas prise à la sélection; il était neutre. Est-ce pour cela qu'il restait présent dans la population? On peut se le demander.
A la suite de traitements massifs au D.T.T, ou quelques autres insecticides, on a constaté en diverses régions que les populations de Mouches et de Moustiques sensibles avaient été remplacées par des populations résistantes à ces substances. Situation fort préoccupante pour les hygiénistes qui désirent détruire ces Diptères. Les populations de Moustiques ( Culex pipiens) de la région lyonnaise résistantes au D.T.T. à la suite de plusieurs traitements sont redevenues sensibles, certaines au bout de 33 générations (Roman et Pichot, 1972), celles des Stégomyies fasciées (Aedes aegypti) d'Haïti rendues résistantes aux insecticides chlorés, par traitements répétés ont recouvré leur sensibilité au bout de 150 générations (Callot,1958). Des faits du même ordre ont été observés sur la Mouche domestique ( Musca domestica), la sensibilité revient après 10 à 50 générations; elle aurait pour origine, comme la résistance, des mutants préadaptés (8).
On est amené par des considérations, qui tiennent à, la fois de la réalité et de la théorie, à admettre que, dans une population naturelle, il existe des gènes ou leurs allèles qui sont neutres (ni bons, ni mauvais, pour les porteurs et en définitive pour l'espèce), ne donnent pas prise à la sélection et constituent une réserve grâce à laquelle, en cas de changement de milieu, le génoiype s'ajuste aux nouvelles conditions. Il suffit de songer à l'infinité des combinaisons génétiques dans l'espèce bumaine pour se convaincre de l'exactitude de ce propos.
La sélection élimine le pire, les lourdes tares héréditaires, les déficiences graves... Dans les sociétés « avancées » et riches, la conservation des gènes létaux, l'encrassement du génotype attestent l'efficacité de la médecine qui donne aux tarés les moyens de survivre et de procréer. Ces « progrès » se retournent contre l'Homme, détériorant son patrimoine héréditaire, ils compromettent l'avenir de l'espèce, à plus ou moins longue échéance.
La sélection naturelle intervient en tant que régulateur du génotype; elle assure une fonction d'hygiène génétique. Quant à son rôle d'agent efficient de l'évolution, il n'est point sûr. En fait, si elle possédait à plein le pouvoir qu'on lui prête, elle stopperait l'évolution. Tous les non-porteurs du génotype ajusté au milieu seraient éliminés. En cas de changement du milieu, fl n'y aurait aucun préadapté pour parer aux nouvelles conditions. En somme, la sélection naturelle n'est supportable pour une population qu'à condition de ne pas être trop sévère. Mais Monsieur de La Palisse ne parlait pas autrement.
L'évolution d'un groupe zoologique ou botanique n'est pas qu'une somme de parades à des agressions infligées à des populations (introduction d'une drogue, variation brutale et ample d'un paramètre physique...). Elle comporte l'acquisition de nouveautés, coordonnées entre elles et exactement ajustées aux parties anciennes de l'organisme. Elle est la marche de tout un groupe, animal ou végétal, vers une certaine forme, vers l'adoption d'un certain mode de vie.

LA SÉLECTION PRATIQUÉE PAR L'HOMME (CULTURE ET DOMESTICATION)

La culture des plantes utiles ou ornementales, la domestication des Oiseaux et des Mammifères constituent, à la perfection et en profondeur, un test de la mutabilité des espèces qu'elles concernent. Equivalent. elles, de ce fait, à une « tranche » d'évolution dirigée par l'Homme? Voilà la question.
Dans la flore de son entourage, l'Homme a choisi, isolé et favorisé, pour son usage personnel, quelques plantes parce qu'en elles, il trouve des qualités lui convenant : production élevée de graines, de fruits comestibles. Dans la faune, il fait de même pour quelques animaux qu'il choisit pour leur docilité, la quantité de viande qu'ils fournissent,...
Désireux d'obtenir davantage, l'Homme a tout entrepris pour accroître les qualités de ses plantes cultivées, de ses animaux domestiques. Dès le Néolithique, alors que naissaient la domestication et l'agriculture (9), il a pratiqué la sélection, dont il a découvert empiriquement l'efficacité (10).
La différence qui existe entre la sélection naturelle et la sélection artificielle concerne leurs fins respectives : la sélection naturelle opère pour le plus grand bien de l'espèce, la sélection artificielle pour le plus grand bien de l'Homme. Elles utilisent les mêmes matériaux, les mutations.
Dans la sélectîon artificielle, le choix des géniteurs est oeuvre humaine, dans la sélection naturelle les plus aptes qui assurent la reproduction de l'espèce sont les échappés de la mort.
La sélection artificielle, pas plus que la sélection naturelle, ne crée rien par elle-même. Elle trie ce qui préexiste ou le rassemble (cas des gènes ou allèles multiples dispersés dans une population) dans des géniteurs. Elle a accru de la sorte la richesse butyrique du lait de vache, la teneur en saccharose des bette. raves sucrières, la longueur des fibres du cotonnier, la longueur et la finesse du poil laineux des moutons, etc. Plusieurs grandes mutations subies par le Chien, le Pigeon, le Boeuf, le Mouton, le Lapin, le Ver à soie, l'Abeille, le Blé, l'Orge, le Maïs, les arbres fruitiers, les Rosiers, les Antirrhinum, les Tabacs... ont été exploitées sur une vaste échelle. Les mutations incompatibles avec la vie sont éliminées, comme elles le sont dans les conditions naturelles; mais l'Homme conserve des variations tératologiques ayant pour lui soit un caractère utilitaire (races acères de Moutons, Moutons ancons...), ou étranges (Chiens bouledogues, Chiens sans poils... Carassins dorés, voiles, télescopes...).
La domestication, si l'on s'en réfère à la doctrine darwinienne, se présente comme une évolution accélérée et dirigée par l'Homme. Accélérée, parce que d'emblée on conserve les mutants jugés profitables qui ainsi se trouvent avantagés par rapport au type sauvage. Ils correspondent aux porteurs du génotype privilégié de la sélection naturelle.
Les produits de la domestication s'écartent plus ou moins du type sauvage; leur déviation confine parfois à la monstruosité. On voit mal comment les Chiens Bichons, Yorkshires, ou Pékinois, livrés à eux-mêmes se tireraient d'affaire dans la nature. Assurément, ils ne tiendraient pas longtemps dans lys bois ou les champs de nos régions tempérées. Le Rat albinos, le Lapin angora albinos et combien d'autres animaux domestiques remis en liberté, en pleine campagne, crèveraient en quelques jours.
Souvent, la forme domestique ressemble à ses ancêtres sauvages. Par exemple, le Dindon de ferme diffère très peu de celui des forêts du Yucatan ou du Sud-Ouest des États-Unis; la Pintade domestique se confond, ou presque, avec celle qui vit, par bandes dans les savanes africaines. Ces deux Gallinacés ont beaucoup moins muté que la Poule. La domestication du Dindon est pourtant très ancienne, puisque les Mayas et les Aztèques l'élevaient autour de leurs villages (ils n'ont eu que deux animaux domestiques, le Chien et le Dindon). La haute mutabilité de la Poule est attestée par le grand nombre de ses races et de ses anomalies; pourtant plusieurs races demeurent très proches de la souche ancestrale, elle-même subdivisée en 3 sous-espèces géographiques : Gallus gallus gallus des forêts birmanes; G. gallus murghi du Kashmir méridional; G. gallus bankiva de Java, Bali.
Parmi les très nombreuses races de Pigeons domestiques, il en est qui s'écartent beaucoup de leur ancêtre, le Biset ( Columba livia) qui vit encore à l'état sauvage dans des sites rocheux; tels les Pigeons boulants, paons, carneaux... alors que quelques-unes, le Pigeon voyageur en est un excellent exemple, en sont très voisines. Aucune barrière mixiologique ne sépare ces races, bien que certaines datent de plusieurs milliers d'années (11).
Le Chien est, vraisemblablement, le Mammifère le plus anciennement domestiqué, sans doute à cause de son penchant à prendre l'Homme pour compagnon social. Le Chien de Senckenberg (région de Francfortsur-le-Main) dont les ossements, trouvés mêlés à ceux d'un Auroch, datent de 9 000 ans (évaluation faite grâce aux pollens qui les accompagnaient), était peut-être domestiqué. Plus tôt, à Jéricho (10 800 ± 180 ans, datation au C 14) et en Perse (grotte de Belt) ( 11 480 ans) -, vivaient des Chiens qui, selon toute vraisemblance, étaient domestiques. On présume que le Chien est devenu le commensal de l'Homme vers la fin des temps paléolithiques, lors de la dernière glaciation.
Les agriculteurs néolithiques en possédaient plusieurs races distinctes; la plus commune était de taille au-dessous de la moyenne des Chiens actuels, une autre était plus petite encore et une troisième nettement plus forte.
Du Néolithique à l'âge de fer, quatre grandes races canines ont existé en Europe :
- Canis familiaris inostranzewi, qui aurait donné les races du type eskimo sélectionnées pour la traction des traîneaux.
- Canis f. matris-optimae d'où sortiraient nos Chiens de berger.
- Canis f. intermedius, auquel on rattache diverses races, caniches, etc.
- Canis f. palustris petit Chien des palaffites de qui dériveraient le Loulou de Poméranie, les Terriers... Il est possible que les races des âges suivants n'aient pas toutes la même origine. Certains zoologistes assignent pour ancêtre aux Chiens nord-africains, le Chacal égyptien, Canis lupaster; mais rien n'est moins sûr. Les Chiens pariahs (Canis familiaris indicus) qui, aux Indes, vivent librement à proximité des agglomérations urbaines, et leur allié, le Dingo d'Australie (Canis familiaris dingo ), d'après des travaux récents, différaient peu de leurs ancêtres, souche des races domestiques. L'opinion d'après laquelle le Chien serait un Loup modifié conserve ses partisans, mais sur le plan zoologique, on peut lui opposer de forts arguments. Quant à l'origine des Lévriers, elle demeure obscure; il est possible que cette race méditerranéenne sorte d'un Canis particulier, mais, par l'ensemble de ses caractères, elle paraît appartenir à l'espèce familiaris. Le Chien possède une gamme de races d'autant plus étendue que la sélection s'est exercée sur lui dans des directions variées, en fonction de la valeur esthétique Ou de l'étrangeté des sujets, ou de leurs aptitudes à la chasse, à la garde... Il a ainsi conservé de nombreuses mutations plus défavorables qu'utiles à l'espèce. Ses variations les plus importantes concernent la taille (King Charles, 0,750 kg, Dogue de Bordeaux ou Mastiff, 50 kilos et plus), la forme du crâne (Bouledogues, Mopses à mâchoire supérieure raccourcie que dépasse la mandibule plus ou moins déformée), la longueur des membres, des oreilles, la couleur, la longueur, voire "absence des poils... Toutes ces races, si disparates soient-elles, se métissent sans rien perdre de leur fécondité. Elles sont moins séparées que les races géographiques de certaines espèces sauvages; par exemple, celles de la Grenouille nord-américaine, Rana pipiens, les oeufs de la race peuplant la Nouvelle-Angleterre fécondés par du sperme de la race Floride donnent des embryons abortifs ou des têtards anormaux (Moore, 1946, 1949) ou la Drosophila paulistarum (Dobzhansky, 1962) qui se rencontre de Sâo Paulo au Mexique. Bien entendu, l'inégalité de taille s'oppose parfois au croisement interracial; par exemple, un Dogue de Bordeaux ne peut saillir une chienne King Charles et inversement.
De tout cela, il ressort clairement que les Chiens, sélectionnés et maintenus par l'Homme à l'état domestique, ne sortent pas du cadre de l'espèce. Les animaux domestiques marrons (animaux redevenus sauvages) perdent les caractères imputables aux mutations et, assez vite, recouvrent le type sauvage, originel. Ils se débarrassent des caractères sélectionnés par l'Homme. Ce qui montre, ce que nous savions, que les sélections artificielle et naturelle ne travaillent pas dans le même sens.
Les Lapins de clapier, que le gouverneur Philipp introduisit en 1788 en Australie, ont trouvé dans ce continent un milieu propice à leur pullulation; on les compte par centaines de millions. Le fait, qui importe ici, est qu'ils ressemblent, à s'y méprendre, à nos Lapins de garenne.
Les Chèvres sauvages de l'île Juan Fernandez sont d'un type banal. En Amérique du Nord, les Chevaux redevenus sauvages ou servi.libres ont conservé quelques traits de leurs races respectives : haute taille, robe diversicolore, massif facial à profil busqué.
Le Furet ( Putorius putorius turc) ne se maintient pas dans la nature; les nombreux sujets qui se sont évadés n'ont pas fait souche. Jusqu'ici, d'ailleurs, dans aucune population animale naturelle, on n'a vu un mutant albinos l'emporter sur le type normal.
Les Chiens eskimos marrons maintiennent le type de leurs ancêtres qui étaient parfaitement adaptés au climat arctique. Dans ce cas, la sélection artificielle s'est opérée dans le même sens que la sélection naturelle à laquelle elle s'est substituée; rien d'étonnant si la race persiste en dehors de l'influence humaine. Ce que la génétique enseigne permet de dire que les populations à hétérozygotes, dans le milieu naturel, perdent les allèles des gènes « forme sauvage » du fait de la ségrégation des caractères (lois de Mendel) et de la dérive génique subséquente, ainsi que de la sélection qui s'exerce sur eux (élimination des génotypes à caractères mutés, défavorables dans la nature). S'ils sont homozygotes pour leurs caractères raciaux, l'alternative est triple : ou ils subsistent tels quels ou ils meurent, incapables de supporter la vie libre, ou ils subissent des mutations reverses (12), éventualité qui n'est pas fréquente et les ramène à leur état antérieur.
De telles mutations ont été observées chez Escherichia coli par Lederberg et Tatum (1946) : à partir de cultures de mutants incapables de synthétiser, par exemple, des acides aminés, la thréonine, la leucine et une vitamine, la thiamine, sont apparus, avec une fréquence de 10-6 à 10-8, des Bacilles coliques capables d'effectuer la synthèse de cette substance. On distingue chez Escherichia coli deux sortes de mutations, celles qui concernent directement le gène (même locus dans la molécule d'ADN) et celles qui sont dues à l'interven. tion de gènes suppresseurs siégeant en un autre point de la molécule.
La diversité des races d'animaux domestiques, des plantes cultivées et leur nombre sont accrus par le métissage dont éleveurs et agriculteurs usent beaucoup ; la combinaison de caractères par l'hybridation et la sélection accroissent le nombre des génotypes, la variabilité de l'espèce.
Les manifestations auxquelles on soumet le stock génique modifient d'ailleurs bien plus les apparences que les structures fondamentales et les fonctions. La sélection artificielle, malgré son intense pression (élimination de tout géniteur qui ne répond pas aux critères du choix), ne parvient pas, après des pratiques millénaires, à faire naître de nouvelles espèces. L'étude comparée des sérums, des hémoglobines, des protéines du sang, de l'interfécondité, etc., atteste que les races demeurent dans le même cadre spécifique. Il ne s'agit pas d'une opinion, d'un classement subjectif, mais d'une réalité mesurable. C'est que la sélection concrétise, rassemble les variétés dont un génome est capable, mais ne représente pas un processus évolutif novateur. Dix mille ans de mutations, de métissage, de sélection ont brassé de bien des façons le patrimoine de l'espèce Chien sans lui faire perdre son unité chimique et cytologique. On constate le même fait pour tous les autres animaux domestiques : le Boeuf (au moins 4 000 ans), la Poule (au moins 4 000 ans), le Mouton (6 000 ans)...
L'expérience domestication-sélection n'aboutit pas, malgré l'ampleur des variations, dont plusieurs sont à la limite du monstrueux, à la création d'espèces nouvelles. Les races ne s'isolent pas et peuvent s'hybrider sans perte ou baisse de fécondité. La domestication et la culture révèlent les limites, assez étroites, entre lesquelles l'espèce varie sans courir de périls, mais elles n'impriment pas un mouvement évolutif aux espèces qu'elles concernent.
La sélection naturelle conserve les individus qui se trouvent physiologiquement en équilibre avec le milieu; elle maintient de la sorte un certain type spécifique. La sélection que pratique l'Homme a un tout autre effet.
Un exemple suffit à le démontrer : les génotypes d'un Chien ( Canis familiaris ) et d'un Chacal ( Canis aureus ) sont voisins l'un de l'autre et subissent à quelques différences près les mêmes mutations. Or, l'espèce Chacal se montre très stable, tandis que l'espèce Chien se divise en nombreuses races et sous-races. La première est soumise à la sélection naturelle qui élimine les variants et stabilise l'espèce, la seconde à la sélection artificielle qui conserve les « anormaux » et en facilite la survie.

ERREURS OU IMPUISSANCES DE LA SÉLECTION

Nous avons déjà signalé que l'hypertélie, en exagérant à l'extrême certains caractères, déséquilibre l'anatomie et les fonctions de l'être vivant au point de faire courir à l'espèce un réel danger d'extinction. Les formes teminales des lignées hypertéliques sont, quelle que soit l'interprétation qu'on en donne, le fait d'une longue évolution, au cours de laquelle, la sélection (dont pour le moment nous admettons le rôle actif dans le processus) n'aurait cessé d'agir et toujours dans le même sens.
Mais, hors de la grande hypertélie, on découvre, pour peu qu'on soit naturaliste, une foule de caractères qui, au lieu d'être profitables à l'individu, lui sont nuisibles. Ainsi, le Cerf possède une ramure si exubérante pour un animal forestier que le poète a pu écrire :

Son bois, dommageable ornement,
L'arrêtant à chaque moment,
Nuit à l'office que lui rendent
Ses pieds de qui ses jours dépendent.

( LA FONTAINE, Fables, VI, 9.)

La vitesse ne sert guère à l'herbivore car surpris au gagnage ou au gîte, il est assailli avant d'avoir pu s'enfuir. Son pire ennemi, c'est lui-même. En voici la preuve : les Cervidés et les Bovidés au cours d'une évolution qui a duré des millions d'années ont acquis des glandes cutanées dont les secreta odorants marquent le territoire, les passages du troupeau, révèlent la présence des mâles. Les organes marqueurs les plus spécialisés sont les larmiers, fentes sous-orbitaires dans lesquelles s'écoule la sécrétion des glandes pré-orbitaires.
De notre point de vue les plus intéressantes sont les glandes tégumentaires des pattes, qualifiées, selon leurs emplacements de glandes carpiennes, tarsiennes, métatarsiennes, interdigitales. Leurs produits de sécrétion, onctueux et parfumés, créent une piste odorante et passablement durable qu'utilisent les membres des troupeaux pour se retrouver entre eux, reconnaître leur territoire; mais ils servent aussi aux grands fauves (Loups, Chiens sauvages, Félins), tous macrosmatiques, à découvrir leurs proies qui, stupidement, se livrent à eux.
Les Ruminants ont subi une double évolution; l'une les a rendus plus rapides (modification des membres, proportions relatives des segments osseux, sabots...), l'autre qui concerne les rapports sociaux ou sexuels et les signaux chimiques, les rend plus vulnérables aux coups des prédateurs. Ces deux évolutions paraissent avoir été synchrones et impliquent une sélection opérant dans deux directions distinctes. Ajoutons que les mâles des Caprins (glandes sub-caudales, glandes infracaudales de l'extrémité de la queue), du Cerf ( Cervus elaphus), des Béliers ( 0vis aries), du Lama, etc., émettent un puissant fumet qui signale de très loin leur présence et alerte leurs ennemis.
Dans une perspective logique, c'est-à-dire anthropomorphique, une sélection favorable aux herbivores aurait dû les rendre inodores, afin que les grands fauves macrosmatiques ne puissent les repérer. L'évolution a été tout autre et les herbivores n'en sont point morts.
Les « aberrations » sélectives sont fréquentes; en voici un autre exemple : les Galagos appliquent leurs mains souillées d'urine sur leurs supports et ainsi signalent leur présence à leurs congénères, ce qui s'explique, étant donné les particularités sociales de ces Lémuriens, mais les signalent aussi aux prédateurs, par exemple à des Viverridés arboricoles ( Poaina, Genettes...).
Les Rats noirs ( Rattus rattus ) ponctuent leurs pistes familières de gouttelettes d'urine, ce qui permet aux Chiens ratiers de les trouver rapidement, etc. Ce serait le cas de dire : « On ne saurait penser à tout. » Si la sélection a conservé ces « aberrations », on doit dresser un constat d'erreur. Mais notre raisonnement manque de subtilité; un darwinien nous rétorque qu'entre deux périls : difficulté de la conjonction des sexes et attaque des prédateurs, la sélection a agi à l'avantage du premier. Nous n'en penserons pas moins que la solution choisie est médiocre et rend l'espèce très vulnérable.
On ne voit pas comment certaines structures tiendraient leurs singularités de la sélection. Le Coelacanthe (Latimeria), authentique relique de la faune permo-triasique, est riche en caractères paradoxaux, si inattendus et si imprévisibles que le génie de Cuvier n'aurait pu déduire leur existence du simple examen du squelette. Le poumon est une masse adipeuse attachée à la face ventrale de l'oesophage. Les reins, en partie post-cloacaux, et la grande chaîne sympathique ont abandonné la région dorsale et reposent sur le plancher ventral de l'abdomen. Le cerveau minuscule est entouré d'un épais tissu adipeux qui emplit la vaste cavité crânienne. Les oeufs, gros comme des oranges, sont privés de coque et dépassent en volume ceux des plus grands squales ovipares ! On ne voit absolument pas quel rôle a pu jouer la sélection dans l'établissement et la conservation de ces caractères paradoxaux.

LA SÉLECTION NATURELLE OU LA FINALITÉ EN ACTION

Les darwiniens, suivant en cela le père de leur doctrine, axent l'évolution sur la persistance des plus aptes, c'est-à-dire de ceux qui sont le mieux nantis et portent des caractères compatibles avec la vie dans un milieu donné. Assigner, à l'évolution, la sélection naturelle comme agent eilicient c'est, implicitement et explicitement, donner un sens, une fil à celle-ci. Quand les darwiniens soutiennent que la finalité observée dans les phénomènes biologiques n'est qu'une illusion, qu'une fausse apparence, ils oublient, ou méconnaissent, le fondement même de leur interprétation de la nature, fondement lourd de conséquences philosophiques. En faisant de la sélection le moteur de l'évolution des plus aptes, ils confèrent une finalité inhérente à tout être vivant, finalité qui devient la loi suprême de l'individu, de la population, de l'espèce. En vérité, la doctrine darwinienne n'a pas encore été soumise à un examen critique approfondi.
Dire que la sélection naturelle n'est pas intentionnelle, puisqu'on ne voit « rien » ni « personne » la dirigeant, n'est pas une objection recevable. En effet, si la sélection est sans intention, elle est donc aléatoire. Les darwiniens et leurs disciples biomolécularistes font appel à elle pour utiliser des matériaux fortuits au profit de l'espèce, elle est donc trieuse et orienteuse. Drôle d'attitude intellectuelle qui consisterait à supprimer un hasard par un autre hasard. Mais on peut être formel, la sélection n'est pas un phénomène aléa. toire. Elle est de par sa nature même un phénomène téléologique.
Comme on ne voit personne la conduire, les darwiniens estiment que cela suffit pour la déclarer non intentionnelle. Erreur philosophique grauissime et proprement anthropomorphique ; puisque la doctrine darwinienne consiste à en faire une entité agissante et transcendante.
Comment, après cela, parler de pseudotéléologie, de téléonomie (terme qui étymologiquement signifie les lois de la fin). A la finalité de fait ou finalité immanente, les darwiniens surajoutent une finalité d'un ordre supérieur, inhérente à la vie et constamment agissante : dans la biosphère, elle se présente avec les caractères d'une finalité transcendante. Aucun système biologique ou philosophique n'a été plus loin dans la finalisa. tion des êtres vivants.
L'acte sélectif est inséparable d'une fin, qu'il soit dirigé par l'Homme dans le cas de la sélection artificielle, ou qu'il ait la mort - la mort qui ne frappe pas au hasard, tout au contraire - pour agent ellicient dans celui de la sélection naturelle.
Finaliser la vie, telle est dans la réalité, la fonction même de la sélection.
Lamarck attribue à l'organisme lui.même la faculté d'être son propre« adaptateur» au milieu extérieur. Ici encore nous nous trouvons en présence d'une inter. prétation qui fait appel à un mécanisme finalisateur. Lorsqu'on pénètre dans le vivant, il faut s'y résoudre, la finalité immanente se montre à peu près dans toutes les structures ou fonctions et les systèmes régulateurs, sélection naturelle, faculté d'auto.adaptation y apparaissent comme étant les agents d'une finalité de type transcendant.
L'éradication de la finalité en biologie est une vaine entreprise; vaine parce qu'elle se fait contre la réalité et que ceux qui la tentent s'inspirent de théories ou de thèses philosophiques qui méconnaissent les faits.

Conclusion

Dans la nature, la sélection exerce son action sur les espèces en éliminant le « pire », les tarés, les infirmes... C'est là son principal effet.
La compétition interspécifique joue un rôle dans la répartition spatiale des populations et des espèces. Elle intervient dans certaines évictions et limite le nombre des espèces sympatriques. Il s'agit généralement d'équilibres locaux; l'issue de la lutte n'est point la même partout; ici l'espèce est rejetée d'un biotope, là elle est victorieuse et prospère. En conséquence, les espèces sont d'autant plus menacées dans leur existence, qu'elles habitent un territoire plus restreint. Les faunes des îles de petite dimension sont très sensibles aux introductions d'espèces étrangères. Les Oiseaux aptères (Ralidés, Columbiformes) qui prospéraient dans les archipels de l'océan Indien avant que l'Homme les peuplât n'ont pas tenu devant les prédateurs venus d'Europe. Mais, l'Homme a tant massacré les espèces insulaires qu'il est difficile d'apprécier la part qui, dans la destruction (13), revient aux autres prédateurs. Les faits se rapportant de près ou de loin à la sélection concernent bien plus le peuplement de notre planète que l'évolution biologique. Confondre les deux, c'est commettre une erreur. La prétendue « évolution en action » de J. Huxley et autres biologistes n'est que la constatation de faits démographiques, de fluctuations locales des génotypes, de répartitions géographiques. Souvent, il s'agit d'espèces qui n'ont pratiquement pas changé depuis des millions de sièclesl Fluctuation en fonction des circonstances avec modification préalable du génome n'implique pas'évolution et de cela nous avons la preuve tangible donnée par nombre d'espèces panchroniques : Blattes, Collemboles poduriformes, Hyra coïdes, Bactéries, etc.
Les différences géniques relevées entre les populations séparées d'une même espèce que l'on donne, si souvent, comme la preuve d'une évolution en marche relèvent avant tout de l'ajustement des populations à leur habitat et des effets de la dérive génique. La Drosopbile ( Drosophila melanogaster), Insecte favori des généticiens, dont nous connaissons précisément les génotypes géographiques, biotopiques, urbains et citadins, ne paraît pas avoir changé depuis des temps très reculés.

 

Notes

(1) Lire notamment les pages 413 à 424 de l'Évolution biologique, par L. Cuénot et A. Tétry.

(2). La préadaptation n'a pas toujours les effets qu'on lui attribue. S'il est vrai qu'au bord de la mer et dans les îles, les espèces de Diptères sans ailes sont plus nombreuses qu'ailleurs parce qu'elles donnent moins de prise au vent, il est des régions qui, bien que balayées par le vent, ne comptent que des mouches ailées; tel est le cas des immenses regs sahariens ou rien pourtant n'arrête le simoun et les vents de sable. A l'île Saint-Paul, en plein Pacifique sud, tous les Diptéres sont normalement ailés. Étant donné la fréquence chez les Diptères, de la mutation aptère, il est difficile d'admettre que celle-ci n'ait pas apparu dans les populations de l'ile. Cet état de chose s'explique le plus simplement du monde; lorsque le veut souffle au-dessus d'une certaine vitesse, l'Insecte se met à l'abri, se tapit. Tous les entomologistes qui ont chassé dans la garrigue méditerranéenne, savent bien que, par fort mistral, aucun Insecte ne vole.

(3) L'étude mathématique de la sélection naturelle a tenté quelques mathématiciens dont le plus connu est Volterra, et des biologistes tels Fischer (1930), Haldane (1924-1932), Teissier (1958), Sawal Wright (1969), Kimura et Ohta (1971). Le lecteur désireux d'en prendre connaissance voudra bien consulter les publications de ces auteurs; il trouvera les références des principales insérées dans la bibliographie qui termine ce livre.
Nous ne parlerons de la loi de Hardy-Weinberg que pour montrer la distance qui sépare la théorie de la réalité : Elle a été énoncée de différentes façons et nous la donnons sous la forme que voici : « Dans une grande population stable où les copulations s'effectuent au hasard (panmixie), où la sélection ne s'exerce pas et où des mutations ne se produisent pas, Ies taux des différents gènes et génotypes demeurent constants dans les générations successives. »
Cette loi ne concerne pas des conditions réelles; mais un état idéal. Pour cette raison, elle intéresse peu l'évolutionniste qui doit considérer le concret, l'existant et non le fictif. Les généticiens démographes s'en servent comme terme de comparaison entre ce qu'ils observent dans les populations en élevage et la stabilité théorique, ce qui permet l'introduction de nouveaux paramètres et coefficients dans la formule primitive et de calculer les taux géniques dans des conditions d'instabilité.

(4). Dans les cages à populations, où se développent les larves de Drosophiles, « le facteur sélectif... est une très sévère concurrence pour l'aliment». Dans la nature cette concurrence est vraisemblablement moins forte, mais les fruits en fermentation ( sauf en automne dans les régions vinicoles) ne sont pas très abondants et selon toute probabilité de nombreux adultes meurent sans en avoir rencontré et par conséquent sans laisser de postérité. Ces morts, dues au hasard, sont sans valeur sélective.

(5). Le terme évolution est pris ici dans le sens d'histoire, de cycle et non d'évolution dans le sens transformiste.

(6) Ch Darwin, Origine des espèces. Traduction française d'E.Barbier, Schleicher édit., Paris, p. 97 (exemples de sélections naturelles et persistance du plus apte) .

(7) Excepté dans certains calculs d'ordre statistique.

(8) Pour être objectif, disons que cette interprétation n'est pas admise par tous les biologistes; certains expliquent ces faits (résistance, retour à la sensibilité) par des facteurs extrachromosomiques (COCHRAN, GRAYSON, et LEVITAN, 1952; RAMADE, 1967) et non par des mutants préadaptés.

(9) La domestication ou plutôt la mise en condition de certains animaux, d'après des préhistoriens, aurait été entreprise dès le Paléolithique supérieur. Mais ce n'est pas prouvé.

(10). Ceci n'est pas une vue de l'esprit; au Néolithique vivaient plusieurs races de Chiens domestiques (voir p. 208).

(11) La domestication des Pigeons remonte à une époque très lointaine. Cet Oiseau était connu en Mésopotamie, il y a environ six mille cinq cents ans, car ou a trouvé en Irak des figurines en argile le représentant (époque halafienne).

(12) Reverse, terme anglais signifiant opposé, inverse.

(13) Pour suivre la marche de l'anéantissement des gros Oiseaux aptères des îles de l'océan Indien, se reporter au livre de Strickland et Malville, The Dodo and its kindred, London, 1848.
Le Dronte de l'île Maurice ( Raphus cucullatus L.), le Dronte de la Réunion (Raphus solitarius, Sél-L.), le Solitaire de l'île Rodriguez (Pezophaps solitarius) ont été détruits par les Européens qui ont colonisé ces îles. Dans son livre Extinct Birds, 1907, Lord Rothschild apporte une foule de renseignements sur les espèces d'Oiseaux éteintes et sur les causes de leur disparition.


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Evolution et sélection naturelle
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